Rédigé par 22 h 52 min Concerts, Critiques

Jouets des dieux olympiens (Gluck, Iphigénie en Aulide, Chantres du CMBV, Concert de la Loge, Chauvin – TCE, 7 octobre 2022)

“Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher
Comme Moïse le rocher !”
(Charles Baudelaire, l’Héautontimorouménos)

Julien Chauvin ©Marco Borggreve


Christoph Willibad G
luck
Iphigénie en Aulide
Tragicomédie en trois actes sur un livret de François-Louis Gand le Blanc Du Roullet

Judith van Wanroij, Iphigénie
Stéphanie D’Oustrac, Clytemnestre
Cyrille Dubois, Achille
Tassis Christoyannis, Agamemnon
Jean-Sébastien Bou, Calchas
David Witczak, Patrocle, Arcas, un grec
Anne-Sophie Petit, la première grecque
Jehanne Amzal, la deuxième grecque
Marine Lafdal-Franc, la troisième grecque

Le Concert de la Loge, dir. Julien Chauvin

Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles

Théâtre des Champs-Elysées, version de concert
Vendredi 7 octobre 2022

Nous avions laissé Julien Chauvin et le Concert de la Loge en juillet dernier au Festival de Saint-Michel en Thiérache, en plein récital des Mezzos Triomphantes où le violoniste et chef d’orchestre avait ravi le public de l’abbaye de quelques pages virtuoses dévolues à son instrument de prédilection, au cours d’un programme largement consacré au répertoire italien.

Autre lieu et autre style en cette soirée, le chef et son ensemble, associés au chœur des Chantres du CMBV s’attaquant au classique Iphigénie en Aulide de Christoph Willibad Gluck, qui après avoir révolutionné l’approche de l’opéra au moment de l’avènement de Louis XVI devait connaître, mis à part peut être son ouverture, une longue période de purgatoire, avant d’être remis en lumière en 1988 par John Eliott Gardiner à l’opéra de Lyon. Beaucoup a déjà été écrit sur la venue du compositeur d’origine bavaroise à Paris, déjà tout auréolé d’une carrière européenne brisant quelques codes institués de la musique, et bien décidé pour fêter ses soixante printemps à réveiller le paysage musical français. « Gluck et Louis XVI vont faire de nouveaux français » prophétisait le malicieux Voltaire et l’affirmation sonne juste, bien qu’aux dépends d’au moins un des protagonistes.

Mais ne versons pas dans l’exégèse un brin ronflante ; et laissons-nous porter par ce qui éblouit encore deux siècles et demi après la composition de cet opéra, la profonde vitalité de la musique de Gluck, qui ravira par son évidence à être la révélatrice des sentiments, par sa touchante proximité, faisant de cette version du mythe d’Iphigénie un plaisir de tous les instants capables d’émouvoir néophytes et mélomanes avertis.

Une grande œuvre doit s’apprécier, se jauger et s’apprivoiser, et dans ce registre Julien Chauvin et le Concert de la Loge excellent dès l’ouverture, exécutée avec une fluidité et une simplicité faisant honneur à Gluck, sans pathos appuyé, sans excès de tragédie. Concise dans sa forme, légère et déliée dans son interprétation, l’ouverture d’Iphigénie reste en soi un morceau d’une très belle harmonie, servant à poser l’atmosphère de l’intrigue et annonçant avec toute la subtilité requise que dans cette œuvre, si les mortels seront bien le jouet des dieux, ils seront surtout les victimes de leurs sentiments, de leurs contradictions et d’enjeux qui les dépassent. Soit des émotions très humaines contribuant à faire de l’opéra de Gluck une œuvre très actuelle.

Gluck resserre l’intrigue sur trois courts actes, délaissant ariettes ou autres dialogues entre divinités de l’Olympe pour se concentrer sur les relations méandreuses de Iphigénie, fille d’Agamemnon, roi de Mycènes, auquel Diane a promis des vents favorables pour le guider vers Troie s’il accepte de sacrifier sa fille. Calchas (Jean-Sébastien Bou, à la voix de baryton puissante, diction parfaite et belle présence scénique) tente de convaincre Agamemnon de la nécessité de cette extrémité au nom de la raison d’état, alors que ce dernier, admirablement campé par Tassis Christoyannis est en proie aux tourments du père bourreau, pour un voyage homicide dont sa conscience ne pourrait se remettre. Barbe taillée à la serpette et présence vocale imposante, le baryton d’origine grecque impressionne dès sa première scène « Diane impitoyable, en vain vous l’ordonnez, cet affreux sacrifice » et démontrera, notamment dans les airs qui lui sont dévolus à la fin du deuxième acte que sa présence vocale en fait l’interprète privilégié de ce rôle, qui chez Gluck s’avère vite central.

Car c’est une contraction apparente de l’œuvre de Gluck, sur un livret de Louis Gand le Blanc du Roullet inspiré de l’œuvre de Racine (1674, un siècle exactement avant la reprise du thème par Gluck) qui lui-même puisa son inspiration chez Euripide, que de sembler laisser Iphigénie en retrait lors de toute la première partie de l’opéra. Et force est de constater que la soprano Judith van Wanroij, dans le rôle d’Iphigénie, semble un peu ballotée dans les premières scènes, laissant les plus beaux airs à Clytemnestre (Stéphanie d’Oustrac, timbre affirmé, puissance charismatique personnalité à l’avenant) et Achille, rôle dans lequel Cyrille Dubois émerveillera de bout en bout, de par la qualité de sa diction, la variété des sentiments qu’il exprime et sa présence, déclenchant même dans le feutré Théâtre des Champs Elysées quelques applaudissements impromptus.

Mais si la qualité de la distribution est à souligner dans son ensemble, n’en oublions pas le rôle-titre, Iphigénie trouvant, particulièrement dans le troisième acte des airs propices à la révélation de tout son talent, dans lesquels Judith van Wanroij peut affirmer le caractère affirmé de sa voix (Acte 3, Scène 5 « Hélas, prenez soin de ses jours… »), attachante et captant tout entière l’attention de la salle. Dans un rôle crée pour Sophie Arnould (1740-1802), elle exprime toute la complexité du personnage de Gluck, à la fois la douceur et la tendresse de l’amoureuse, la crainte, puis la résignation avant que ne réémerge l’espoir.

Au-delà de la qualité de la distribution des différents interprètes vocaux, Julien Chauvin capte l’essence de la musique de Gluck, dont l’apparente simplicité est au service de l’action, soulignant par les chœurs des Chantres du CMBV, précis et théâtraux,  efficaces et nuancés, les avancements de l’intrigue et la posture de sentiments des protagonistes, dirigeant avec une souplesse bienvenue une partition au style vif, parfois vigoureux, dans laquelle la musique sert l’expressivité des sentiments des personnages composant l’intrigue, les suivant à la fois dans leurs pérégrinations physiques et leurs tourments intérieurs. En cela, ne recherchant ni les fioritures ni les effets appuyés de la tragédie, le Concert de la Loge délivre une interprétation d’Iphigénie qui rend hommage au caractère extrêmement moderne d’une composition marquant un jalon notable dans la transition entre musique baroque et classique.

L’amour ou le devoir, la passion intime ou la raison d’intérêts extérieurs, tels sont les sentiments qui se heurtent, s’entrechoquent chez Gluck, façonnant des personnages en prise avec leur conscience, évoluant à la fois au gré des situations et de leurs tourments moraux. Trois actes dépouillés, rythmés et à l’indéniable vitalité suffisent au compositeur pour emporter l’auditeur. Familiers des répertoires tant baroque que classique Julien Chauvin et ses musiciens délivrent avec cette interprétation sans faille d’Iphigénie une vision à la fois sublime, respectueuse et moderne du chef d’œuvre de Gluck. Le public ne s’y est pas trompé, exprimant une très chaleureuse satisfaction à la fin de la représentation.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 13 octobre 2022
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