Agostino STEFFANI (1653-1728)
Niobe, regina di Tebe (1688)
Dramma per musica en trois actes, sur un livret de Luigi Orlandi, d’après Les Métamorphoses d’Ovide.
Musique additionnelle de ballets par Melchior d’Ardespin (1643-1717)
Créé au Hohtheater de Münich le 5 janvier 1688
Karina Gauvin (Niobe), Philippe Jaroussky (Anfione), Amanda Forsythe (Manto), Christian Immler (Tiresia), Aaron Sheehan (Clearte), Terry Wey (Creonte), Jesse Blumberg (Poliferno), Colin Balzer (Tiberino), José Lemos (Nerea)
Boston Early Music Festival Orchestra
Direction Paul O’Dette & Stephen Stubbs
3 CDs, 223″44′. Erato. Enregistré en novembre 2013.
Contemporain de Corelli, Purcell et Alessandro Scarlatti, Agostino Steffani fut non seulement un compositeur et un claveciniste célèbre de son temps, mais également évêque et diplomate (en tant que vicaire apostolique du Saint-Siège), ce que la promotion du remarquable récital de Cécilia Bartoli avait surexploité en quête de James Bonderies… Il est né à Castelfranco Veneto. Dès son plus jeune âge ses talents de chanteur d’opéra à Venise retinrent l’attention de l’électeur de Bavière, qui l’emmena à Munich afin de compléter son éducation musicale. Il étudia la composition à Rome de 1672 à 1674, puis séjourna à Paris en 1678 et 1679, où il fut fortement influencé par Lully et le style français. De retour à Munich, l’électeur Maximilien II Emmanuel le nomma maître de la musique de la Chambre, et lui commanda un premier opéra pour le carnaval de 1681. Niobe, regina di Tebe, fut composé pour le carnaval de 1688. Dès l’été 1688 Steffani partit pour Hanovre, comme maître de chapelle de la Cour ; il y composa sept opéras, plus deux pièces courtes en un acte. Le succès de ses opéras s’étendit alors à toute l’Allemagne, tandis que ses duos de chambre circulaient dans l’Europe entière. Il consacra essentiellement le dernier tiers de sa vie à ses activités ecclésiastiques et diplomatiques. Il rencontra toutefois Haendel à plusieurs reprises entre 1703 et 1712 ; en 1727 il fut le premier président de l’Academy of Vocal Music de Londres, à laquelle il confia sa dernière composition, son Stabat Mater.
Son style lyrique, affirmé dès son séjour à Munich, est très personnel. Les récitatifs y sont courts et inhabituellement ornés, les airs sont nombreux mais eux aussi plutôt courts et sans reprise systématique. L’ensemble est soutenu par une orchestration développée et particulièrement riche en sonorités variées. Il en résulte une ligne musicale vivante et animée, qui n’est pas sans rappeler Cavalli. De Lully, Steffani emprunta les ballets (qui concluent habituellement ses actes), et aussi un sens de la solennité et de la pompe dans les grands ensembles, qui ne pouvait que séduire les cours allemandes. Comme chez Lully et Quinault ses sujets sont souvent empruntés à la mythologie antique ; les dieux fournissent un excellent prétexte à l’intervention des machines, qui éblouissent le public et constituent une des clés du succès populaire de l’opéra en cette fin de XVIIème siècle.
La résurrection de Niobe a nécessité un minutieux travail musicologique mené par Paul O’Dette, à partir des sources qui nous sont parvenues : la partition autographe (aujourd’hui conservée à Vienne, avec la mention des coupures réalisées lors de la création afin de ramener l’oeuvre à une durée plus raisonnable), deux copies manuscrites qui semblent contemporaines de la création, et deux livrets (en italien et en allemand, mais dont le texte du premier diffère légèrement des paroles inscrites sur la partition !). La musique de Melchior d’Ardespin pour les ballets nous est perdue. Paul O’Dette les a remplacés par des danses du même auteur qui nous sont parvenues, mais écrites pour d’autres opéras de Steffani. Il a également ajouté les ouvertures, à l’évidence manquantes, des actes II et III, composées à partir d’extraits musicaux de Steffani. Ces menus remaniements n’enlèvent rien à l’authenticité d’une Niobe intacte dans son jus de la fin du XVIIème siècle, brillant syncrétisme musical entre l’inspiration vénitienne et l’école lullyste.
Cette oeuvre assez longue (plus de 3 h 30 de musique et de chant !) appelle une inspiration orchestrale sans faille, sous peine de céder à l’ennui. Les représentations en concert nous avaient convaincus, restait à savoir si le passage « en boîte » allait renouveler le plaisir. Sous la direction conjointe de Paul O’Dette et Stephen Stubbs, l’orchestre illustre avec volupté la riche palette instrumentale de Steffani. Dès la brillante ouverture, qui évoque irrésistiblement Lully, trompettes et percussions témoignent de leur panache. Les vents sont incisifs et inspirés, les cordes frottées bien moëlleuses ; tandis que les cordes grattées animent de leur scansion inspirée, la plupart des airs et certains récitatifs, ancrant résolument l’atmosphère musicale de l’oeuvre dans ce XVIIème siècle finissant. Soulignons la délicate intervention de l’Ensemble des Violes pour accompagner le « Sfere amiche » d’Anfione à l’acte I, enivrant moment de grâce suspendue. Et retenons la brillante chaconne finale, qui n’est pas sans rappeler celle d’Amadis, dont elles n’est séparée que de quelques années. Les parties de ballets sont également traitées avec une belle inspiration, qui les intègre résolument à l’action.
Côté distribution on ne peut qu’applaudir sans réserve le choix des interprètes du couple royal. Le timbre aérien de Philippe Jaroussky fait merveille dans ce rôle de roi musicien qui aime tant son épouse qu’il lui confie son trône pour mieux s’adonner à sa passion ; le contre-ténor y apparait au sommet de son art. Son phrasé d’une fluidité parfaite renforce encore cette perception d’un être suspendu entre la terre sur laquelle il règne, et l’Olympe dont il est originaire (en tant que fils de Jupiter). Son « morceau de bravoure » est évidemment le « Sfere amiche » du premier acte, tournoyant sur un inhabituel tempo 6/4 et renforcé d’un jeu complexe de motifs ascendants et descendants qui suggère habilement le mouvement des sphèes célestes. Le récitatif aux longs sons filés qui le précède illustre parfaitement la réelle expressivité qu’il obtient à partir de quelques inflexions du timbre, sans jamais rompre son charme aérien. Mentionnons également les roulades enchanteresses de l’invocation à Jupiter (« Como padre o come Dio »), les mélismes aériens du « Ascendo alle stelle », l’éveil délicat, presqu’irréel, du « Dal mio petto », le flamboyant « Tra bellici carmi » relevé de trompettes, et le désespéré « Ho perduto la speranza » à l’acte III.
Face à ce monarque éthéré, la Niobé de Karina Gauvin incarne sans réserve la véritable héroïne de l’action, qui veut faire de son époux un dieu tandis qu’elle exercera le pouvoir temporel avec un Clearte amoureux d’elle (son amant charnel ?) ; que son orgueil poussera ensuite sans vergogne dans les bras de Mars/ Créonte, et qui n’hésitera pas à ordonner la destruction des autels de Latone, Diane et Apollon, déclenchant la fureur des dieux qui s’abattra sur ses enfants. De douleur, Amphyon se donnera la mort, tandis que Niobé finira changée en pierre. Son riche médium et empreint d’autorité et d’ambition ; à l’acte II le « Qui la dea cieca volante » témoigne d’un bel abattage dans les ornements, dont la vaillance contraste avec l’atmosphère aérienne de l’air d’Amphyon qui suit. Accompagné des trompettes guerrières de Mars, le « Stringo al seno » au phrasé aérien nous trace une Niobé sensuelle, qui semble avoir touché au sommet de ses ambitions et de ses sens. Au troisième acte, le conquérant « In mezzo al armi » fera bientôt place au saisissant « Spira già nel proprio sangue » et au « Funeste imagini » qui la laissera inerte. Mentionnons aussi le beau duo avec Amphyon « Mia fiamma, mio ardore », parfaitement équilibré, au phrasé ravageur.
Devant à ce couple royal hors pair, les jeunes amants Tiberino et Manto incarnent un amour plus commun. Dans le rôle du premier, le ténor canadien Colin Balzer affiche un timbre chaleureux, doté d’un large registre qui s’épanouit dans les rythmes binaires (« Tu non sai che sia diletto », un « Quanto sospirerai » enchanteur, et un « Il tuo sgardo o bella mia » aux ornements appuyés). Dans celui de la seconde Amanda Forsythe déploie son timbre aux éclats cristallins (l’élégiaque « Se la vita a me donati » souligné par la flûte, le vif « Vuoi ch’io parli » suivi d’une brillante et majestueuse ritournelle, le délicat « Nel mio seno », l’aérien « Tu ci pensasti poco », la pointe de regret contenue dans le « Ho troppo parlato » teinté d’acidité).
Aaron Sheehan est Cléarte, le soupirant de Niobé. Si les aigus de son premier air (« Son amante ») paraissent un peu tirés, le ténor se rattrape bien vite avec un timbre parfaitement arrondi dans le « C’ho da morir tacendo ». Son « Voglio servir fedel » (second acte) est volontaire et expressif. Nous avons particulièrement apprécié le Créonte de Terry Wey, contre-ténor aux aigus charnus et bien ronds, qualité assez rare dans ce registre (« Dove sciolti a volo i vanni », les riches ornements du « Anderei fin nell’Inferno », le phrasé bien posé du « Del mio ben occhi adorati » au début du second acte, les ornements filés du « Lascio l’armi, et cedo il campo », appuyés de trompettes guerrières, à la reprise magistrale, l’élégiaque « Luci belle » du troisième acte, et le brillant « Di palme, e d’allori » final). Son duo « T’abbracio mia diva » avec Niobé est empli de délicatesse amoureuse. Mentionnons aussi les courtes mais frappantes apparitions du troisième contre-ténor de la distribution, José Lemos, dans le rôle de la nourrice Néréa : son timbre relevé d’une légère acidité, à la projection affirmée, tempère les principaux rebondissements de l’action à l’aune du bon sens populaire teinté d’une ironie mordante (un « Quasi tutte » au rythme des tambourins au premier acte, un énergique « Che agli assalti degli amante » puis « Assistetetmi » à la scansion appuyée des cordes, le sarcastique « Questi giovanni moderni » souligné par les clasquements secs des percussions à la fin du second acte, et le brillant et malicieux « Che alla fè di donne amanti » du troisième acte).
Les timbres graves ne sont pas en reste. Christian Immler (Tirésias) développe un timbre au riche médium, qui lui autorise une belle projection dans les ornements (« Amor, t’attese al varco »). Son large registre évolue avec énergie dans des basses du « Confuse potenze », puis aborde avec une belle rondeur le plus léger « De numi la legge ». Dans le rôle du magicien Polypherne, Jesse Blumberg affiche sa projection vigoureuse dans les basses : ornements bien scandés du « Nuovo soglio, e nuova bella », apostrophe pleine de panache du « Fiera Alleto », brillant et voluptueux « Gioite, godete ».
On se réjouira donc sans réserve de ce superbe opus, désormais indispensable dans toute bonne discothèque baroque, qui renforcera la notoriété du remarquable travail du Boston Early Music Festival – trop confidentiel en Europe malgré ses nombreuses exhumations – et qui espérons-le ouvrira à d’autres opéras du compositeur, notamment de sa période faste de Hanovre. Enfin, pour information comme nous le mentionnions, Niobe a été donné récemment à Paris et à Versailles en version de concert, dans une distribution légèrement différente du présent enregistrement (avec Maarten Engeltjes dans le rôle de Créonte). Ceux qui ont eu le plaisir d’y assister y retrouveront donc le souvenir de ces soirées, tandis que les autres pourront découvrir ce chef d’oeuvre de Steffani, désormais tiré d’un injuste oubli.
Bruno MAURY
Technique : prise de son nette et claire.
Étiquettes : Bruno Maury, Erato, Gauvin Karina, Jaroussky, Muse : or, O'Dette Paul, opéra, Orchestre du Boston Early Music Festival, Steffani, Stubbs Stephen Dernière modification: 7 juillet 2020