Rédigé par 6 h 23 min CDs & DVDs, Critiques

Duel (Haendel versus Scarlatti, Cristiano Gaudio – L’Encelade)

“Haendel versus Scarlatti”

Georg-Friedrich Haendel (1685-1759), attr. W. Babell (1689-1723) : Toccata 6
Domenico Scarlatti (1685-1757) : Sonate K.82, Fuga ; Sonate K.69
Georg Friedrich Haendel, attr. William Babell : Toccata 11
Domenico Scarlatti : Sonate K.32, Aria ; Sonate K.64, Gavotta, Allegro
Georg Friedrich Haendel : Sonate en sol mineur HWV 478, Larghetto
Domenico Scarlatti : Sonate K.43, Allegrissimo
Georg Friedrich Haendel, attr. William Babell : Toccata 9, Capriccio HWV 483
Domenico Scarlatti : Sonate K.33 ; Sonate K.53, Allegro
Georg Friedrich Haendel : Suite II en fa majeur, HWV 427
Domenico Scarlatti : Sonate K.86, Andante moderato ; Sonate K.84 ; Sonate K.58, Fuga
Georg Friedrich Haendel : Toccata 1 ; Chaconne en sol majeur, HWV 435
(Bonus : transcription de l’adagio de la sonate X pour violon en la majeur HWV 372)

Cristiano Gaudio, clavecin (un modèle allemand et un italien).

1 CD, L’Encelade, 2021, 71′

Commençons par un double regret : d’abord celui des oubliettes de l’Histoire. Il nous manque un Saint-Simon pour nous relater les détails de la joute musicale de 1709 qui eut lieu au Palazzo Corsini, à l’instigation du cardinal mécène Ottoboni. Ensuite, c’est que ce duel eut lieu tour à tour au clavecin et à l’orgue et que l’on aurait aimé que deux interprètes s’affrontent chacun sur les deux instruments. Il faudra se contenter de Cristiano Gaudio seul, et uniquement sur clavecin. L’entreprise est téméraire. Mais le claveciniste a 24 ans, c’est-à-dire l’âge des deux compositeurs en 1709, et le monde lui tend les bras. 

D’abord il a fallu sélectionner les pièces. Car l’on ne sait guère ce qui se joua au Palazzo Corsini. (Pour les curieux, le bâtiment ayant été agrandi postérieurement, c’est la façade latérale, quand on commence à prendre la Via Corsini, qui évoque le mieux le palais de cette époque.) La sélection est admirable, mieux construite que celle du CD Haendel – Scarlatti de Pierre Hantaï (Mirare) qui n’avait d’ailleurs pas vraiment la prétention de restituer le duel. Elle permet de privilégier des œuvres de jeunesse du cher Saxon issues des Manuscrits de Bergame et de Naples, pleines de spontanéité et de fougue, de celle qui épatent les nobles dames et les cardinaux mélomanes. Pour Scarlatti, l’affaire se corse, car quasi rien n’est daté parmi le corpus des 555 Essercizii per Gravicembalo, c’est donc surtout sur une base stylistique que l’interprète a fait le choix des pièces apparemment les plus virtuoses et improvisées. Le résultat convainc, même si encore une fois l’on aurait préféré confier l’incarnation de chaque compositeur à un musicien différent, afin de confronter des tempéraments et des jeux distincts, et éviter à Cristiano Gaudio une schizophrénie latente.

Si ce duel avec soi-même est un succès, c’est que le claveciniste a eu l’intelligence de ne pas s’embarquer dans une lutte gladiatoresque de virtuosité, bien au contraire. Il tente de nous livrer deux portraits, forcément très subjectifs, des jeunes Haendel et Scarlatti, et il est passionnant de voir que se dessinent sous son clavier un Haendel fier et orchestral, très coloré, presque sanguin, exultant une joie de vivre irrépressible dans l’abatage de ses Toccate, en particulier la 11 et ses accord plaqués. Il y a beaucoup d’agogique dans ce phrasé qui se donne et se reprend, à la manière d’un rhéteur. Le jeune Scarlatti semble plus dissipé, plus rêveur : l’Aria de la K32 se perd dans sa nostalgie amoureuse, la main gauche s’efface presque pour laisser éclore les attouchements hésitants que balaie d’un revers triomphal la Fugue suivante de la K64, plus “scarlatienne” et dansante. Mais le Saxon sait lui aussi s’égarer dans le pays des songes, et le délicat Cappricio en sol mineur HWV483 se montre moins capricieux que doux-amer, et très empreint de style français. Là encore, Cristiano Gaudio favorise un discours très mélodique, avec une ligne articulée, sensible et tendre. Les Scarlatti-type, à l’instar de la K33, sont équilibrés et joueurs, très amples grâce à ce clavecin italien clair et dense (conçu par Bruce Kennedy en 2009 d’après des modèles du XVIIème siècle), mais sans atteindre l’éblouissement de l’inégalable Scott Ross (Erato). Ils sont choisis et interprétés pour éviter l’influence ibérique, puisque ce n’est qu’en 1720 que Scarlatti s’installe à Lisbonne, afin d’enseigner la musique à la princesse Marie-Barbara. Cela rend ce Scarlatti à la fois plus lisible, plus affecté et moins jubilatoire ou fantasque qu’à l’accoutumée.

La Suite en fa majeur de Haendel s’avère moins convaincante que les Toccate. Est-ce parce qu’on l’a si souvent entendue et sous les doigts d’un Scott Ross (encore lui et toujours chez Erato), de Pierre Hantaï (Mirare) ou encore Blandine Verlet (Astrée, malheureusement épuisé) ? Il y manque un peu de leur souffle, de la profondeur subtile qui affleure sous l’apparente simplicité aimable, ou du grain de folie de Blandine. Le claveciniste conclut sa joute en beauté avec le grande Chaconne de la suite en sol majeur de Haendel, qui contredit les regrets précédemment exprimés et laisse place à un discours structuré, fluide, d’une virtuosité ferme et solaire, au contrepoint noble et compact, varié dans ses affects. Moins verticale ou claudicante que chez Ross, moins joueuse aussi mais plus démonstrative et opulente, dotée de davantage de reprises et d’ornements, cette pièce représente sans nul doute le point fort et le point d’orgue de la joute.

A l’issue du duel à claviers mouchetés de 1709, il semble qu’il n’y ait eu pas de vainqueur déclaré : l’impression des témoins fut que Scarlatti l’emporta de peu au clavecin, et Haendel indiscutablement à l’orgue puisque son rival lui adressa ses sincères compliments. A l’écoute de cet enregistrement ambitieux et tendre, inégal mais sincère, manquant un peu de créativité, l’on aurait donné la palme clavecinistique à Haendel, à son contrepoint complexe alliant les entrelacs germaniques et l’élégance française face à un Scarlatti moins foudroyant ou surprenant que ce qu’on aurait pu penser. Pour la plus grande gloire de la Musique.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : prise de son proche chaleureuse et très proche du clavecin.

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 17 janvier 2022
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