Rédigé par 22 h 55 min CDs & DVDs, Critiques

Folie trop douce (Marais, Le manuscrit retrouvé, Noémie Lenhof – L’Encelade)

« Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière »
(Pascal Quignard, Tous les Matins du Monde)

« Marin Marais, le manuscrit retrouvé »

Marin MARAIS (1656-1728) :
Pièces du manuscrit Panmure et du Deuxième Livre de Pièces de Viole (1701)
Etienne LEMOYNE (c. 1640-1715 ?) : Prélude
Jean-Nicolas GEOFFROY (c. 1630-1694) : Allemande en A mi la

Noémie Lenhof, basse de viole à sept cordes de Judith Kraft, d’après un modèle de Guillaume Barbey (Paris, 1687) 
Nicolas Wattinne, théorbe (Félix Lienhard d’après Tieffenbrucker) et guitare baroque (Philippe Mottet d’après Alexandre Voboam, 1676)
Alice Trocellier, viole de gambe, basse de viole à sept cordes de Pierre Jaquier
Guillaume Haldenwang, clavecin flamand à deux clavier Marc Ducornet d’après Ruckers

1 CD digipack, enregistré en février 2023 à Alençon, L’Encelade, 56′.

Nous avions découvert Noémie Lenhof à Ambronay, suivi du récital avec l’ensemble La Palatine « Il n’y a pas d’amour heureux » (Ambronay éditions). La revoici, en soliste, pour ces rares pièces de Marais conservées à la Bibliothèque Nationale d’Ecosse. « Le Manuscrit retrouvé », affiche fièrement le titre. S’il n’a pas été trouvé à Saragosse, ce manuscrit a été retrouvé voici plus de 20 ans, et l’intégrale des 45 pièces inédites a été défrichée avec sensibilité et pudeur par Jonathan Dunford en deux volumes remarqués parus en 2000 et 2001 (Accord). Le fac similé du manuscrit lui-même, plus des manuscrits MS 9469 et MS 9468 de la National Library of Scotland, Edinburgh a été reproduit chez Minkoff en 2003, avec une introduction de François-Pierre Goy, conservateur à la BnF au département de musique. Bref, c’est un terrain connu, quoique peu labouré, dans lequel Noemie Lenhof trace son sillon, et l’on regrettera que même François Joubert-Caillet ne les effleure que dans son florilège de Pièces Favorites (Ricercar) introduisant sa superbe intégrale. 

Pour comprendre l’intérêt de ces pièces, revenons dans les années 70, 1670. Le jeune Marin Marais se lie à Paris avec un autre violiste, Harie Maule, et lui confie 3 cahiers, contenant 150 pièces manuscrites, de sa main même (on le sait désormais car la graphie a été comparée à celle du testament du compositeur). 1670, nous sommes avant même la publication du 1er Livre (1686). Les deux tiers des pièces se retrouveront au long des 4 Livres, mais certaines d’entre elles, 45 pour être précis, ne seront pas reprises et les manuscrits conservés à la Bibliothèque d’Edinbourg recèlent ainsi des trésors telles des variations supplémentaires aux Folies d’Espagne, une Grande Chaconne en sol majeur, et une autre en la majeur. Pourquoi ces pièces tout à fait abouties, loin d’ébauches, n’ont-elles pas été publiées ? Jonathan Dunford hasarde 2 hypothèses : d’une part un style daté, parfois proche de M. de Sainte Colombe, d’autre part leur trop grande difficulté technique. Ajoutons-y une le fait que certaines pièces ont été éditées mais sous une forme qui a évoluée, comme le Grand Ballet, qui n’est pas si éloigné de cette Grande Chaconne. Notons enfin que le manuscrit ne comporte aucune partie de basse continue, et qu’elle a été reconstituée par Guillaume Haldenwang avec naturel.

Noemie Lenhof a puisé dans ce corpus pour son premier disque soliste, avec une douceur gourmande. Selon l’usage du temps, elle a regroupé quelques pièces par tonalité et constitué une suite en ré mineur aussi cohérente que sensible : le Prélude accompagné du théorbe perlé et doux de Nicolas Watinne est vibrant d’intensité contenue ; la basse à sept cordes de Noemie Lenhof (copie d’un Guillaume Barbey de 1687) d’une langueur généreuse. On se laisse porter par la Sarabande et son double, mélancolique et ample, avec de superbes doubles cordes et une seconde viole attentive d’Alice Trocellier, des aigus pleins d’harmoniques troublantes. Le Menuet se traîne un peu, et les attaques en sont émoussées. Mais que la Plainte, sinueuse et lancinante, aux courbes mélodiques ourlées, aux silences signifiants, aux murmures de pénombres, lacérés de cris tendus, sait se faire voix humaine ! Il faut bien les délices en vase clos de la Grande Chaconne, nettement plus dansante que chez Dunford, aux reliefs marqués, à l’excitation juvénile, à la grandeur souriante et extravertie, sans violence ni virtuosité trop piquante, pour oublier le spleen précédent. 

Si cet enregistrement confine parfois au sublime, avouons deux déceptions : Noemi Lenhof et ses complices n’ont su résister à quitter le manuscrit Panmure, et à s’aventurer en des Livres bien plus connus : Le Tombeau de Mr de Sainte Colombe (Livre II) bien qu’éloquent ne saurait faire oublier l’apesanteur douloureuse des versions de Savall (qui l’a enregistré deux fois) ou de Sophie Watillon (Alpha).  De même, les Voix humaines manquent de gravité, de variété dans leur confidence désespérée, et l’on préfèrera la version si personnelle de Philippe Foulon (Natives) ou la mélancolie intensément pure de Jean-Louis Charbonnier (Ligia Digital). Enfin, Noemie Lenhof a modifié l’ordre des 25 couplets des Folies (dont 12 inédits), considérant qu’ « ils paraissent plus se rapprocher d’une pratique d’improvisation, au cours de laquelle l’interprète est amené à piocher librement dans le matériel mis à disposition ». Malgré la fougue, l’entrain, le plaisir hédoniste que l’on ressent de la part des musiciens, ces Folies manquent à la fois de tension (telle la rage inspirée de Pandolfo) ou de suggestivité (Savall ou Watillon), malgré l’excellente guitare baroque de Nicolas Wattinne et des passages de virtuosité ébouriffants mais sans ivresse. En outre, nous supposons que la gambiste a trouvé troublant que Marais regroupe en fin les variations les plus lentes, loin de l’apex que l’on pouvait raisonnablement escompté. Mais justement, cette gradation à rebours, où la musique s’évanouit comme dans un soupir, n’était-elle pas merveilleuse ? Dunford l’avait respectée, mais hélas sa captation souffrait d’un clavecin déséquilibré, beaucoup trop en avant. François Joubert-Caillet n’a pas joué les 25 couplets des Folies du manuscrit, et ces Folies inédites attendent donc toujours qu’on leur rende pleinement justice. Par esprit d’escalier, et en guise de bonus, signalons également un autre manuscrit retrouvé de pièces de Marais (non inédites) en 2008 à Drouot : ce manuscrit tardif, dit « manuscrit Villeneuve » date de vers 1740, et ses quelques centaines de pages contiennent des marquages très intéressants sur l’exécution des notes. De quoi faire une autre idée de disque après cet essai magnifique mais inégal ?

 
Viet-Linh Nguyen

Technique : très bel équilibre entre instruments, et violes captées de près mais sans les bruits des doigts sur la touche

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 25 mars 2024
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