Rédigé par 19 h 03 min CDs & DVDs, Critiques

Noir de fumée (Dialogues, Sainte Colombe, Hersant, Ronald Martin Alonso – Paraty)

“Il s’excusa une […] fois auprès d’elles de ce qu’il ne s’entendait guère à parler ; que leur mère, quant à elle, savait parler et rire ; que pour ce qui le concernait il n’avait guère d’attachement pour le langage et qu’il ne prenait pas de plaisir dans la compagnie des gens, ni dans celle des livres et des discours.” (Pascal Quignard, Tous les Matins du Monde)

Dialogues

Monsieur de Sainte-Colombe (v. 1640 – v. 1700) : Suite en sol mineur, Suite en do majeur, Suite en ré mineur issues du Manuscrit de Tournus (v. 1690)
Philippe Hersant : Le Chemin de Jérusalem (2003), Pascolas (2019)

Ronald Martin Alonso, viole de gambe.
1 CD, 2020, Paraty, 61’02.

Nous mentionnions Ronald Martin Alonso à propos du doux enregistrement de Marais par Près de votre oreille (Château de Versailles Spectacles) et cela nous a donné envie de chroniquer cet ancien envoi de l’interprète, délaissé à cause du couplage avec les pièces de Philippe Hersant (et disons-le tout net pour éviter toute mésentente : nous n’avons rien contre ce brillant compositeur contemporain, si ce n’est qu’il n’entre pas dans notre champ éditorial). Bien nous en a pris, car la parution est splendide et présente des pièces du manuscrit de la bibliothèque du village de Tournus en Bourgogne, auxquelles manquent les parties d’accompagnement et qui sont regroupées en suite selon la pratique du temps.

C’est un voyage bourré d’harmoniques, aux graves bourdonnants très présents grâce au choix des doigtés, une aventure à l’incroyable variété de registres et de couleurs, et où le gambiste se plaît à étirer les notes comme dans le Prélude de la suite en sol mineur. Comme dans une bonne pellicule argentique, il y a beaucoup de grain, peu d’ivraie, encore moins d’ivresse. Ces dialogues se font mélopée de grincements, de langueurs et de chromatismes : la Sarabande de la suite en sol mineur, stagnation douloureuse écrase ses doubles cordes comme autant de pénitence qu’une Gigue noble, allante mais peu enjouée, couronne. La suite en Do mineur (il n’y a que du mineur dans les pièces sélectionnées de M. de Sainte-Colombe) débute par une Allemande ténébreuse et comme suspendue à une inspiration hésitante, ombre errante à la beauté doucement voilée que confirme les langueurs étirées de la Sarabande en passacaille, si distendue que l’habituel motif à trois temps s’estompe dans le noir de fumée d’une gravure au burin encore à l’état d’encrage. Heureusement un ou deux menuets éclairent d’une lueur fugace ce spectacle superbement désolé à l’image du compositeur janséniste campé par Jean-Pierre Marielle.

La dernière suite, plus orchestrale, plus ample, plus vibrante fait valoir un prélude généreux et sombre, murmurant, clapotis presque menaçant dans sa rumination. La Sarabande et son double se révèlent grandes de noblesse contenue et de pudeur inspirée. Sous l’archet pensif et pensé de Ronald Martin Alonso, chaque note semble pesée et pesante en une intense méditation. L’heure n’est pas encore à sourire, même si la Chaconne finalement, plus convenue peut-être, plus mondaine aussi derrière sa complexité, ouvre la voie vers le langage plus divertissant et moins austère des salons et des ors du siècle suivant.

 

Viet-Linh NGUYEN 

Technique : enregistrement chaleureux et capté très près de l’interprète.

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 27 février 2024
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