Rédigé par 12 h 51 min Concerts, Critiques

Sombre clarté (Leçons de Ténèbres – Le Concert Spirituel, Niquet – Saint-Chapelle, 28 mars 2024)

La Sainte-Chapelle © Muse Baroque, 2021

François Couperin
Leçons de Ténèbres

François COUPERIN : Première Leçon à une voix
M.-A CHARPENTIER : Repons unus ex disciplis meis H114
Jacques-François LOCHON : Tuere nos mortales (instrumental)
François COUPERIN : Deuxième Leçon à une voix
M.-A CHARPENTIER : Repons eram quasi agnus innocens H115
LOUIS CHEIN : Missa Pro defunctis – Introït (instrumental)
François COUPERIN : Troisième Leçon à deux voix
M.-A CHARPENTIER : Repons Una hora non potuistis vigilare Mecum HI16
Michel-Richard DELALANDE : Miserere

Le Concert Spirituel :
Sopranos 1 : Marie-Pierre Wattiez, Agathe Boudet, Gwenaëlle Clemino
Sopranos 2 : Marie Griffet, Aude Fenoy, Alice Glaie, Laurence Pouderoux
Violoncelle : Tormod Dalen
Viole de Gambe : Yuka Lusson-Saïto
Théorbes : Bruno Helstroffer, Caroline Delume
Orgue positif : Francois Saint-Yves 

Direction Hervé Niquet  

Jeudi 28 mars 2024, Sainte-Chapelle du Palais de la Cité, Paris. Dans le cadre de Paris Sainte Chapelle Opera Festival, Euromusic productions, direction artistique Fabienne Conrad.

En ce Jeudi saint, la nef bleutée et mordorée de la Sainte-Chapelle formait un écrin de magie médiévale, monde de couleurs qui devait rappeler la Jérusalem céleste, bulle de musique et de ferveur protégée de la violence et de la grisaille extérieures. Le cadre semblait presque trop opulent pour l’ouverture du Paris Sainte Chapelle Opera Festival avec l’épure des Leçons de Ténébres du Vendredi Saint de Couperin, les trois seules qui nous soient parvenues, le compositeur n’ayant hélas pas imprimé les deux autres cycles qu’il composa. L’on regrettera l’absence du chandelier liturgique, dont on éteignait un à un les cierges lors de l’office du sacrum triduum les trois jours précédant Pâques. Ce dernier se déroulait initialement à mâtines. Mais « se rendre à ténèbres » devint une mode, en cette semaine sainte où l’on était privé d’opéra. On les célébra la veille au soir, par commodité pour le public gâté, donc les mercredi, jeudi et vendredi saints. On engagea même les chanteuses de l’Académie royale de musique. Le genre fascinait. Michel Lambert en fut le père pour des leçons de Ténèbres à la française : on lui doit ainsi les lettres hébraïques ornées, et la longue déploration sur le cantique de Jérémie d’un intense pathétique. Couperin, Charpentier, Delalande, puis Gouffet, Michel, Corrette, Fiocco en furent de grands représentants, sans éviter un style de plus en plus opératique, de plus en plus italianisant, parfois même un accompagnement instrumental fourni (Jean Gilles).

Hervé Niquet © Julien Mignot

Pour ces ténèbres couperiniennes, Hervé Niquet a fait le choix d’une interprétation en effectifs de maîtrise, et non soliste, à l’image de celle qu’Emmanuel Mandrin et les Demoiselles de Saint-Cyr avaient déjà tentée. Ainsi, les voix sont confiées à six dessus, permettant en variant les effectifs constamment d’introduire une grande diversité de textures et de dynamiser le chant, tout en conférant une dimension davantage religieuse au concert en gommant les passages les plus virtuoses, nimbés de davantage de poésie. On louera particulièrement l’homogénéité des pupitres, la fusion des voix, la précision des départs, y compris dans les redoutables mélismes des lettres introductives. De même, le soin apporté aux récits et à la prononciation à la française est usuel chez le chœur du Concert Spirituel, si familier de ce répertoire du motet de maîtrise (ou moyen motet) – recommandons les nombreuses parutions du « Concert Spi » des motets de Charpentier pour la chapelle des Guise chez Naxos puis Glossa.

Toutefois, l’on sera plus réservé quant à un continuo bien trop fourni, presque luxuriant, et avec le violoncelle anachronique et trop présent de Tormod Dalen. L’orgue ductile de François Saint-Yves (pourquoi Hervé Niquet ne dirigeait-il pas depuis ce positif ?) et la souple viole de Yuka Lusson-Saïto auraient amplement suffit, peut-être avec l’adjonction d’un unique théorbe (Bruno Helstroffer très inspiré et naturel). En outre – peut-être était-ce l’accoustique réverbérante du lieu – mais il s’agit sans nul doute également d’un parti-pris du chef, les tempi étaient extrêmement dynamiques, très vifs, avec peu de silences ou de respirations entre les sections, et une battue très régulière. Chaque leçon émerge comme un monolithique plutôt qu’une succession de vignettes, ce qui lisse les contrastes et aplanit les reliefs, en particulier dans la première et la seconde Leçons, écrites pour une soprano : malgré le continuum subtil de l’écriture de Couperin, nous aurions préféré scander davantage le discours, séparer les passages qui se rapprochent davantage du récit et ceux traités plus musicalement, tel le déchirant « Plorans ploravit in nocte » de la Première Leçon qui ne se perd guère en effusion. Les implorations finales « Jerusalem convertere » sont superbes de conviction et de verticalité. La Troisième Leçon à deux voix est la plus réussie, sans doute grâce au contrepoint serré, qui permet de jouer en permanence sur les deux groupes de choristes, avec des chromatismes mystiques particulièrement troublants. 

La Sainte-Chapelle © Muse Baroque, 2021

On appréciera l’insertion des repons de Charpentier, qui, justement, structurent le concert et dénotent une simplicité droite, pure et délicate, et surtout, du sublime Miserere final de Delalande (même si l’on aurait pu rester chez Couperin avec l’un de ses petits motets). Également initialement composé pour voix seule, régulièrement donné en concert jusque sous Louis XV, il traduit une version plus mélodique et plus moderne, plus démonstrative (certains airs annoncent la légèreté d’un Campra), contrastant avec le style sobre et déclamatoire de Couperin et convenant comme un gant aux artistes.

Paradoxalement, au fur et à mesure que le jour baissait, et que les musiciens, enveloppés par les ombres, ralentissaient insensiblement leur jeu, les œuvres quant à elle progressaient du plus dépouillé au plus extraverti. Ce fut un bien beau concert, qui sut traduire toute l’ambiguïté de cet instant baroque au dispositif liturgique très théâtral, dans un kaléidoscope coloré, énergique et plein d’espoir.

 

Elsa Ferracci

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 5 avril 2024
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