Andrea Gabrieli (vers 1533-1585)
La Peine de mon Cœur
Intonazione del quarto tono
Canzon francese detta Qui la dira a cinque voci di Willaert
Io mi son giovinetta. Madrigale a 4 voci di Domenico Ferrabosco
Fantasia allegra del duodedico tono
Canzon detta Suzanne un iour a cinque voci d’Orlando Lasso
Intonazione del primo tono
Pass’e mezzo antico
Canzon francese detta Ie prens en gré a quattro voci di Clemens non Papa
Cantate Domino. Mottetto a 5 voci di Andrea Grabrieli (primas pars)
Canzon francese detta Petit Iacquet a quattro voci
Ricercar arioso III
Canzon francese dette Martin memoit a quattro voci di Ianequin
Ricercar sopra Martin menoit
Intonazione del settimo tono
Ricercar del settino tono
Ancor che col partire. Madrigale a 4 voci du Cipriano de Rore
Ricercar del nono tovo
Amen [Missa dominicalis]
Sébastien Wonner, clavecin italien Matthias Griewisch, 1999.
1 CD digipack, L’Encelade, 2022, 63′
De ce disque, nous pourrions ne rien en dire, tellement il se suffit à lui-même d’un bout à l’autre des pistes. Jamais il ne se dépare d’une grâce et d’une présence enivrantes, de résonnances subtiles légèrement boisées, d’une qualité de captation rendant les sonorités du clavecin d’un naturel familier. Les notes files comme l’eau du ruisseau, avec fluidité, légèreté, fraicheur ; l’on se laisse aller, portés par ce flot, et de cette ivresse d’écoute ne découle pas forcement, au moins dans un premier temps, l’envie d’en savoir davantage. Il en est de la jouissance des plaisirs immédiats, vous dérobant à tout autre curiosité que celle de poursuivre le chemin entamé.
Mais que nous vaut une telle grâce ? Assurément la rencontre d’un claveciniste et de son instrument, les deux entrant en symbiose pour sublimer les partitions d’Andrea Gabrieli. Au clavecin, Sébastien Wonner dont on ne se lasse pas d’apprécier le toucher à la fois souple et affirmé, la maîtrise du rythme, sachant pour notre plus grand bonheur échapper à la tentation de tout effet trop appuyé. Nous serions tentés de dire que le foisonnement vénitien gagne à la rencontre de la tempérance strasbourgeoise, ville dans laquelle Sébastien Wonner se forma en grande partie et dans laquelle il développa une attirance toute particulière pour les partitions des XVIe et XVIIe siècles. Le prélude à des collaborations avec nombre d’ensembles estimés, parmi lesquels nous citerons en autres noms ceux de la Chapelle Rhénane, de Doulce Mémoire, de la Rêveuse ou encore de l’ensemble Clément Janequin.
C’est aussi la rencontre avec un instrument, dans le cas présent un « inner-outer » avec caisse en cyprès sorti des ateliers de Matthias Griewish en 1999. Le facteur d’Heidelberg s’avérant l’un des principaux recréateurs de claviers anciens, dans le respect méthodique des nombreuses spécificités que connaissent les clavecins entre les différentes régions européennes de la fin de la Renaissance et durant toute la période baroque. Celui-ci émerveille de ses résonnances granulées et vibrantes, donnant aux notes une tonalité épidermique. Même les accélérations de rythme conservent à la mélodie sa clarté, sans que les notes ne pâtissent des résonnances des précédentes, offrant une qualité d’écoute sans égale et dans laquelle chaque pincement de corde reste audible, portant l’instrument aux sommets des attentes des mélomanes.
Il ne faudrait cependant pas penser que nous voudrions par ce concert d’éloges sur l’instrument et son serviteur reléguer au second plan Andrea Gabrieli (vers 1533-1585), compositeur vénitien auquel est consacré l’intégralité des pièces de ce programme. Assurément pas le plus connu de la pléiade des compositeurs ayant contribué à faire de la Sérénissime, si ce n’est la première au moins l’une des plus grandes places musicales européennes, mais un compositeur que nous aurions tort de mésestimer, tant il participa de manière finalement assez précoce à la vitalité et au rayonnement de la musique vénitienne.
Issu d’une famille illustre, nous y reviendrons, Andrea Gabrieli fut l’élève de Adrien Willaert (1490-1562), Maitre de Chapelle à la Basilique Saint-Marc avant d’officier dans le quartier de Cannaregio. Venise le boude quelque peu et il échoue à devenir organiste à Saint-Marc. Voyageant quelques années dans les contrées germaniques de l’Europe (vers 1562-1566), il passe notamment par Francfort-sur-le-Main et Munich où il rencontre Roland de Lassus (1532-1594) qui l’influencera profondément, lui donnant assurément le goût de la rigueur rythmique, l’influence du madrigal et l’art de s’inspirer de la poésie (notamment française), autant de composantes aussi majeures que communes des œuvres des deux compositeurs. Des années d’errance aussi formatrices que bénéfiques au jeune Gabrieli qui finira par obtenir le poste tant convoité au sein de la prestigieuse basilique Saint-Marc.
Une influence bien présente dans les pièces ici présentées, de cette Canzon francese detta Qui la dira a cinque voci di Willaert, d’une superbe amplitude, toute en mélancolie, voire en nostalgie et ne se déparant pas d’une constante majesté toute en retenue. Un goût de l’ornementation toute en beauté structurée que l’on retrouve dans son Io mi son giovinetta. Madrigale a 4 voci di Domenico Ferrabosco, à la trame mélodique plus complexe et se permettant de jolis emballements de rythme dans une pièce qui comme son nom l’indique accompagne un madrigal de Domenico Ferrabosco (1513-1574), compositeur bolonais alors très célèbre. Cet art de Gabrieli à composer sur des chants d’autres compositeurs se retrouve notamment dans sa Canzon francese detta Martin menoit a quattro voci di Ianequin, influencé par Clément Janequin (vers 1485-1558) et dans lequel Sébastien Wonner fait preuve d’une belle virtuosité, ou encore dans son Ancor che col partire. Madrigale a 4 voci di Cipriano de Rore, sur un madrigal d’origine de Cyprien de Rore (1515-1565). Notons deux pièces qui sortent quelque peu des compositions habituelles de Gabrieli, à savoir sa Canzon detta Suzanne un iour sur le célèbre air de Lassus, et avouons-le, pas la meilleure composition de Andrea Gabrieli et le beaucoup plus réussi Pass’e mezzo antico aux airs de pastorale antique et d’une gracilité dans son déploiement de sonorités mélodiques qui ne peut que subjuguer.
Dans le livret, Sébastien Wonner parle fort justement de sa recherche de la colorature de la musique vénitienne, tissant un joli parallèle avec la peinture des artistes originaires de la lagune, s’opposant en cela au trait plus affirmé, mais aussi plus terne de Florence. C’est bien cette couleur, vive et harmonieuse, dont l’éclat ne confine jamais à l’exubérance tapageuse que parvient à rendre sensible le claveciniste dans son interprétation des œuvres d’André Gabrieli, qui tout en précurseur des futurs fastes vénitiens n’en reste pas moins un compositeur dont la musique, aux influences multiples et référencées, mérite assurément une remise au premier plan.
A ce titre, nous terminerons par une correspondance qui nous amuse. La majorité des œuvres d’Andrea Gabrieli furent éditées à titre posthume, par son élève et neveu Giovanni Gabrieli (1557-1612), lui-même compositeur et assistant un temps de Claudio Merulo (1533-1604). La famille Gabrieli, de vieille noblesse vénitienne (elle avait été intégrée au Maggior Consiglio lors de sa fermeture en 1297) donna à la Sérénissime nombre de personnages illustres (dont Marco Gabrieli, recteur de la forteresse de Modon, apparaissant sur un célèbre tableau de Vittore Carpaccio en 1510). Elle était toutefois originaire de Gubbio (Ombrie) où une branche de la famille (souvent écrite Gabrielli, avec doublement de la consonne finale) donna aussi à cette ville nombre de notables. C’est sur cette branche ombrienne que nous retrouvons Nicolo Gabrielli (1814-1891), compositeur élève de Donizetti et chantre de la musique d’inspiration napolitaine à la cour de Napoléon III. Bien oublié de nos jours, il est le troisième des Gabrieli compositeurs.
Vous l’aurez compris, Gabrieli, des compositeurs à redécouvrir, et à qui Sébastien Wonner rend avec ce disque un hommage superbe au premier d’entre eux, faisant de ce récital pour clavecin un disque d’un plaisir constant.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : clavecin, L'Encelade, Pierre-Damien Houville Dernière modification: 6 mars 2023