Rédigé par 16 h 37 min Patrimoine, Vagabondages

L’homme pressé (Christophe Plantin, l’imprimerie, la musique et le Musée Plantin-Moretus d’Anvers)

Atelier de Rubens, Portrait de Christophe Plantin – Musée Plantin-Moretus – Source : Wikimedia Commons

Il n’y a pas que des diamants sur canapé à Anvers. La ville recèle aussi un petit trésor, bien connu des amateurs de typographie et de vieux papiers : avec le Musée Gutenberg de Mayence et le Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon, il s’agit du Musée Plantin-Moretus, haut lieu de l’imprimerie, seul musée au monde inscrit au patrimoine de l’UNESCO tant il est unique. Avril 1876 : Jonkheer Edouard Moretus, dernier imprimeur d’une longue lignée qui œuvra pendant 300 ans dans les mêmes murs, se retire. Heureusement l’administration communale rachète l’imprimerie et tout son équipement pour en faire un musée. Il recèle les deux plus anciennes presses conservées au monde, datant d’environ 1600, et sur lesquelles il est possible que Christophe Plantin lui-même ou son gendre Jean Ier Moretus aient composé. Dans cette élégante maison patricienne de la Place du Vrijdagmarkt vécurent Christophe Plantin et ses cinq filles. Plantin ? Resituons-le : c’est ce Français, né vers 1520, probablement vers Saint-Avertin (Touraine), parti de Paris pour tenter sa chance à Anvers en 1549, où tout un quartier était dévolu aux typographes, libraires, imprimeurs, fondeurs de caractères, graveurs, relieurs…

Bref, un écosystème du livre dynamique et touffu, où le jeune Plantin parvint, dans le temps records de sept années, à se hisser au plus haut niveau comme l’illustre le privilège qu’il obtint le 5 avril 1554 pour trois livres dont le dernier était la réimpression du premier volume du Roland furieux mis en rimes françaises par Jean Fornier. En 1559, il avait déjà imprimé 141 livres, dont le superbe ouvrage orné de gravures dédié à La Magnifique et Somptueuse Pompe Funèbre faite aux obsèques de Charles Quint. En 1570, il fut nommé par Philippe II d’Espagne prototypographus regius, chargé de l’inspection des imprimeries des Pays-Bas et de la publication sous la direction de Benito Arias Montano d’une nouvelle édition de la Bible polyglotte d’Alcalá, dont treize exemplaires extraordinaires furent imprimés sur velin pour le Roi (l’un d’entre eux est passé chez Christie’s en 2018) et qui mobilisa pendant 5 ans quatre presses et quarante ouvriers. Elle compte parmi les plus grandes réussites de Plantin.

Page de titre du premier livre imprimé par Plantin à Anvers : La institutione di una fanciulla nata nobilmente. L’institution d’une fille de noble maison. – Anvers : Christophe Plantin pour Jean Bellère, [1555]. In-8 © Bibliothèque Mazarine, CC-by-nc-nd

Voyageur partant à la foire de Francfort ou retournant vendre des centaines de livres à ses confrères parisiens, Plantin déploya une activité intense, devint le premier des imprimeurs anversois, changea de marque d’imprimeur passant du ceps de vigne à connotation réformée (“Christus vera victis”) au célèbre compas sortant d’un nuage et ébauchant un cercle sur un livre (arborant dès lors la devise “Labore e constantia”). Si les visiteurs trouvent leur bonheur dans l’incroyable collection de presses à imprimer, de casses et d’outils d’époque, les historiens font quant à eux leur miel de la méticuleuse attention avec laquelle Plantin conserva les archives de sa correspondance, journaux de ventes et livres de comptes.

Il nous faudrait bien plus d’espace et de recherches pour résumer toute la tumultueuse vie de l’imprimeur : son attaque par des ivrognes dans les rue d’Anvers en 1555 où il eut l’épaule transpercée d’un coup d’épée alors alors qu’il allait livrer une cassette en cuir destinée au roi Philippe II d’Espagne, son appartenance à la secte réformée de la Huys der Liefde (la Maison de la Charité), ses démêlés avec l’Inquisition au sujet d’un opuscule hérétique imprimé en cachette à son insu sur ses presses en 1562 (Plantin se terra une vingtaine de mois à Paris le temps que l’enquête le disculpe, et, montage savoureux, l’Inquisition appréhenda sa famille et mit en vente tous ses biens dont sept presses et les caractères de plomb… acquis par ses amis qui les lui revendirent à son retour !). 

Collection de presses à imprimer des XVII et XVIIIème siècles. Musée Plantin-Moretus, Anvers – Source : Wikimedia Commons (retravaillée)

Mais revenons respirer l’air de cette imprimerie, la seule de la Renaissance et de l’époque baroque, parvenue quasi intacte jusqu’à nous, admirons les casses de composition typographique, étonnons-nous des étais qui fixent les presses au plafond pour les empêcher de pivoter lors du mouvement horizontal exercé sur le pressier par le levier de la vis sans fin. Il ne manque que le bruit, les craquements, l’odeur d’encre… Dix à douze heures par jour, la presse à platine fonctionnait à plein régime, produisant environ 1000 pages par jour et par presse. Si le revolver avait six coups, la presse à platine de la Renaissance et des débuts du baroque n’en avait que deux : leur construction en bois ne permettait pas une pression suffisante pour encrer la forme à imprimer qu’on devait imprimer en deux moitié, on positionnait la forme, on encrait, on pressait, on relevait la platine, on avançait la forme, on repressait, on relevait la platine, on reculait la forme entièrement, on relevait le tympan et la frisquette (qui servait à garder les marges bien blanches en les protégeant des macules d’encre) et on pouvait alors retirer la feuille imprimée. Au plus fort de sa production, Plantin utilisait au moins 22 presses et employait 160 ouvriers selon Maurits Sabbe, La Typographie anversoise au XVIe siècle : Christophe Plantin et ses contemporains, 1925) !

Les deux plus anciennes presses à imprimer conservées au monde (ne sont plus en état de fonctionner). Musée Plantin-Moretus, Anvers – Source : Wikimedia Commons (retravaillée)

Les lecteurs de la Muse s’interrogeront sur la production musicale de l’Officina Plantiniana, à côté de la production de livres humanistes, religieux ou commémoratifs. Pour cela, outre quelques ouvrages dont certains cités en bibliographie ci-dessous, nous les renvoyons au magnifique opus du Huelgas Ensemble, paru en 2018 chez Deutsche Harmonia Mundi. Paul van Nevel y rassemble des raretés polyphoniques d’Andreas Pevernage, Jacobus de Kerle, Philippus de Monte, George de la Hèle ou encore Palestrina, dans des partitions imprimées chez Plantin. Le disque s’ouvre très judicieusement sur le “Pleurez Muses” de Pevernage en guise d'”épitaphe à Christophe Plantin” et alterne messes ou hymnes religieux, et chansons polyphoniques, parfois accompagnées d’un délicat virginal. Le Huelgas Ensemble conjugue sa clarté naturelle au dynamisme des articulations et à une fermeté jubilatoire, et l’on retiendra notamment un noble Sanctus & Agnus Dei de De Monte, et les “Trois fois heureux et gracieux” et “Fay que je vive” de Pevernage (compositeur qui constitue une grande découverte de cet enregistrement) dont les titres nous permettent de conclure sur une note de fierté cet article sur ce maître-imprimeur majeur de l’orée du Baroque.

 

Viet-Linh Nguyen

En savoir plus :

  • Site officiel du Musée Plantin-Moretus
  • Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique de Gutenberg au XVIIème, Atelier Perrouseaux, 2005.
  • Stéphane Cordier, Christophe Plantin, architypographe du roy, Andenne, Rémy Magermans, 1972.
  • Isabelle His, « Plantin et l’organisation modale des Mélanges de Claude Le Jeune (1585) », Music printing in Antwerp and Europe in the 16th Century [Actes du colloque d’Anvers, 23-25 août 1995], Louvain-Peer, Alamire Foundation, 1997, pp. 353-364.

 

Étiquettes : , , Dernière modification: 26 mars 2023
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