Rédigé par 13 h 09 min Histoire, Regards • Un commentaire

De la durée des pièces de théâtre et des opéras ou pourquoi les bougies n’ont rien à y voir

“La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets.” (La Rochefoucauld)

Hôtel de la Marine © Muse Baroque, 2021

Parmi les idées reçues qui ont la vie dures, et parfois même dans le milieu des professionnels du spectacle, l’on trouve celle selon laquelle la durée des représentations au Grand Siècle, qu’il s’agisse de théâtre ou d’opéra, aurait été conditionnée par la durée des bougies, et la nécessité de leur renouvellement. On imagine ainsi qu’il faut remplacer les chandelles ou bougies toutes les 20 minutes environ, en pleine représentation, et de là toutes les pièces de théâtre, comédies-ballets, tragédies lyriques, se plieraient peu ou prou à cette arithmétique du multiple de 20. L’on peut ainsi lire, par exemple, les approximations suivantes assez représentatives de la croyance populaire :

“L’influence de la lumière artificielle sur l’écriture et le jeu théâtral : Une chandelle (cylindre de suif avec mèche axiale) doit être mouchée toutes les 20 minutes, sinon la lumière baisse rapidement jusqu’à extinction complète. Quant aux bougies, elles fondent rapidement sous l’effet du feu. Ainsi, il est impératif de créer des temps afin que les moucheurs de chandelles, puissent parcourir la rampe, faire descendre les lustres à l’aide d’un système de cordes et de poulies et moucher les chandelles, c’est-à-dire couper le bout carbonisé de la mèche, ou remplacer les bougies. Cette opération nécessite environ 10 minutes. Par conséquent, les auteurs doivent écrire des pièces en actes (trois, quatre ou cinq subdivisions de la pièce) pour permettre aux machinistes de l’époque de régulièrement remplacer les chandelles presque éteintes. Ainsi est né l’entracte (« entre les actes »). On sait donc qu’à l’époque de Molière, la durée d’un acte ne pouvait excéder 20 minutes, et qu’une pièce en 5 actes durait 100 minutes (5×20 minutes) non compris les entractes.”
(extrait d’un document sur l’histoire de l’éclairage au théâtre par une sympathique association théâtrale dont on taira le nom, et qui reflète bien ce qu’on lit trop souvent)

Sans revenir sur la technique théâtrale de l’époque que nous avions abordé dans ses grandes lignes ici, rappelons que les salles de spectacles d’une certaine taille étaient dotées d’éclairages multiples :

  • au sol, à l’avant-scène la rampe avec des “biscuits” (coffres en fer-blanc dotés de petites douilles supportant des mèches dans lesquels on versait du suif dans les spectacles publics et de la cire chez les aristocrates ou le Roi.)
  • dans les cintres ;
  • sur les côtés, derrière le cadre de scène puis accrochés derrière les châssis successifs, sur des portants qui sont des armatures verticales sur lesquelles sont fixées les lampes ;
  • les traînées (ou bains-de-pieds) sont des éléments semblables aux portants mais placés horizontalement et dissimulées par des silhouettes ou des volumes posés sur le plancher et figurant des dénivellations minérales ou végétales  ;
  • des éclairages autonomes, des gloires descendant des cintres et portant des personnages…

Charles Nicolas Cochin (Fils) (1715-1790). “Pompes funèbres de Marie Thérèse d’Espagne, Dauphine, le 5 septembre 1746 à Saint-Denis”. Encre de Chine au lavis et à la plume, rehauts de gouache blanche sur papier vergé, 5 septembre 1746. Paris, musée Carnavalet.

Mais faut-il réellement imaginer que les auteurs devaient se contraindre à ce que leur production correspondit à une durée de combustion des éclairages, prétendument rapide ? Et en comparant de manière pragmatique et grossière les longueurs des ballets de cour, comédies, tragédies, comédies-ballets, tragédies lyriques, parvient-on constamment à retrouver des multiples de peu ou prou 20 minutes, qui scanderaient les actes ou changements de décors, en vue d’un interlude technique ? Jetez-vous sur vos disques pour en faire la vérification, et vous rendre compte que rien n’est moins certain… D’ailleurs en poussant ce raisonnement à ses limites, les moyens d’éclairage demeurant remarquablement stables jusqu’à l’orée du XIXème siècle, cette règle devrait s’appliquer par-delà les frontières à l’opéra seria ou bouffe, ce qui n’est également pas le cas.

Dans son étude de référence, très documentée et magnifiquement illustrée (cf. bibliographie infra), Stéphane Castelluccio met définitivement à mal ce mythe : certes, le temps de combustion des chandelles et bougies dépendait respectivement de la qualité du suif et de la cire employés. Certes les chandelles de suif et les bougies de cire jaune devaient parfois être mouchées (car il n’est pas recommandé d’utiliser un éteignoir qui rabat la cendre). Mais les écrits d’époque sont formels : Jaubert (Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers, 1773) comme Duhamel du Monceau (Description des Arts et métiers, chapitre “Art du cirier”, 1762) évaluaient ainsi la durée des chandelles à entre 5 heures et demie et 22 heures, et celles des bougies de cire de 5 heures à 22 heures, soit amplement suffisamment de temps pour tenir une représentation entière.

Ces durées sont bien loin des piètres performances de nos bougies actuelles de pacotille en paraffine (extraite à basse température des résidus solides du pétrole) qui contribuent à faire accroire que ce mode d’éclairage nécessitait un renouvellement constant. D’ailleurs une bonne bougie de cire blanche sans courant d’air ne demandait pas même à être mouchée.

L’historien détaille avec soin les durées de combustion par types et poids de bougies (de cire) et chandelles (de suif). La distinction entre les deux en fonction du matériau se fit progressivement au XVIIè siècle, le vocabulaire étant encore confus précédemment et il n’était donc pas antithétique de parler de chandelle de cire. Les bougies mesuraient entre 20 et 25 cm, plus longues qu’aujourd’hui. Les durées de combustion sont parfois données en fourchettes car la température influe : par temps froid bougies comme chandelles brûlent plus lentement. Voici les durées de combustion selon les auteurs d’époque précités, tels que repris par S. Castelluccio par ordre croissant de taille :

  • Chandelles de 8 à la livre (c’est-à-dire vendues par lot de 8, pesant une livre) : 5 heures et demie à 6 heures de combustion
  • Chandelles de 6 à 7 à la livre : 8 heures de combustion
  • Chandelles de 4 à la livre : 10 à 12 heures de combustion
  • Bougies de 16 à la livre : environ 3 heures de combustion
  • Bougies de 4 à la livre : 11 heures de combustion
  • Bougies de 2 à la livre : 22 heures de combustion

Note : Pour comprendre les appellations, rappelons que les chandelles ou bougies se vendaient au poids en paquet d’une livre, comprenant un nombre de 2 à 20. On les obtenaient soit directement auprès des maîtres chandeliers, soit à la Halle tous les mercredis et samedis. Ainsi, plus il y a de chandelles à la livre, et plus elles sont de petit diamètre. A titre d’exemple une chandelle moulée de 5 à la livre mesurait 2,2 cm de diamètre inférieur, et celle de 12 à la livre seulement 1,75cm.

Paire de flambeaux en bronze doré, dans le style de Juste Aurèle Meissonnier, vers 1735-1750 – New York Metropolitan Museum of Arts open access

On trouve également les résultats d’une expérimentation qui confirme la justesse des durées de combustion des auteurs anciens :

“Un essai avec des bougies de cire d’abeille blanchie par filtration donna les résultats suivants : la vitesse de combustion d’une bougie de cire de 31 cm de haut, de 2,2cm de diamètre et d’un poids de 100-110 grammes est de 1,55 cm par heure, soit bien plus lente qu’une bougie en paraffine de même diamètre. Une bougie de cire de ce calibre brûle donc en 19 heures 45 minutes, durée toujours variable en fonction de la température ambiante et de l’hygrométrie. L’intensité lumineuse de la flamme d’une bougie de cire jaune est inférieure à celle de cire blanche, elle-même moins forte que celle de paraffine. En revanche, les flammes des bougies de cire sont plus chaudes et plus jaunes. En raison d’un point de fusion de la cire plus élevé (64°C) que celle de la paraffine (50-57°C), les flammes de ces dernières atteignent plus facilement leur intensité maximale. La cire, jaune ou blanche, ne dégage aucune odeur. Hors de tout courant d’air, la flamme, très stable, ne fume pas. La bougie de cire blanche ne coule pas, contrairement à celle de cire jaune.” (note de fin de texte n° 142 du Castelluccio)

En guise de bonus, nous vous livrons, pour se rendre compte du coût très élevé de l’éclairage à la bougie, un document concernant la Maison de la Reine, conservé aux Archives nationales sous la côte AN O/1/3794 qui traite de l’éclairage à la bougie des appartements versaillais de Marie-Antoinette en 1776, avec une différence marquée entre les saisons : 

“Aux Appartements de le Reine : Cire blanche

Le poids des bougies d’hiver que l’on fournit chaque jour chez Sa Majesté, à garnir tous les lustres, girandoles bras de cheminées, flambeaux de poing, ceux du jeu et de dessus les commodes, tables, pupitres, clavecins, tant des grands, petits appartements, cabinets, garde-robes, flambeaux et bougeoirs de la bibliothèque, des pièces et corridors des passages intérieurs du roi et de la reine, dont partie éclairée de nuit à partir du 1er novembre jusqu’et le dernier février monte chaque jour d’hiver, tant de l’ordinaire de 24 livres 2/12e, que de l’extraordinaire de 86 livres 8/12e, soit un total de 110 livres 10/12e.

En bougies d’été

Chaque jour, à compter du 1er mars jusqu’et le 31 octobre (sinon ce que l’on fournit de moins à Marly dans l’exigence du cas) monte chaque jour d’été à la quantité, pour l’ordinaire à 24 livres 2/12e, et pour l’extraordinaire à 59 livres 6/12e, soit un total de 83 livres 8/12e.”

 

C.Q.F.D.

 

 

Viet-Linh Nguyen

En savoir plus :

  • FINOT André, « L’éclairage dans les spectacles à Paris du XVIIIE siècle au milieu du XXe siècle », Annales historiques de l’électricité, 2009/1 (N° 7), p. 11-23. DOI : 10.3917/ahe.007.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-historiques-de-l-electricite-2009-1-page-11.htm
  • Stéphane CASTELLUCCIO, L’éclairage, le chauffage et l’eau aux XVIIème et XVIIIème siècles, Gurcuff Gradenigo, 2016.
Étiquettes : , Dernière modification: 15 mars 2024
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