« C’est une forte tête » « Un homme sans concession » :
entretien avec Jérôme Correas, directeur musical des Paladins, & Sandrine Piau, soprano, autour de Rameau
Parfois, parmi les bonnes résolutions de début d’année, il y a celle d’exhumer des archives secrètes de la Muse des pépites, à la manière de ces director’s cut dont on nous abreuve dans les bacs. Mais ce qui suit est inédit, et avait au départ, avant l’oubli, été préparé dans l’attente d’en coupler la parution avec le compte-rendu d’un évènement : le spectacle des Surprises de l’Amour donné en octobre au Théâtre Montansier à Versailles. Mais voilà, nous n’y étions finalement pas, les Dieux et le Destin en ayant décidé autrement.
Alors que faire ? Sandrine Piau et Jérôme Correas, qu’on ne présente plus, nous les avons vus et revus en cet hiver quatorze : de la soprano inspirée et entière, il y eu le Zaïs versaillais, et le désespoir mozartien (Naïve) ; du maestro éclectique qu’on admire tant de Monteverdi à Gretry en passant par Mazzocchi, des Indes très très galantes, un peu raccourcies, un peu magiques. Alors, tout de même, il était temps de les lire… [M.B.]
NdLR : Les tournures orales de l’entretien ont été volontairement conservées, plus qu’à l’accoutumée, afin de restituer l’atmosphère amicale de cette discussion à bâtons rompus.
Muse Baroque : Jérôme Correas, Sandrine Piau, merci d’accueillir Muse Baroque pour cet interview commune pour le projet « Les Surprises de l’Amour ». Premièrement, quelle est la différence avec votre précedent projet « Le Triomphe de l’Amour » ?
Jérôme Corréas : Aussi bien les programmes « Le Triomphe de l’Amour » que « Les Surprises de l’Amour » montrent le côté imprévisible de l’amour, et je pense que ça doit parler à tout le monde. Il est vrai que « Le Triomphe de l’Amour » était un « triomphe » parfois parsemé d’échecs pour arriver jusqu’à l’accomplissement, tandis que « Les Surprises de l’Amour » constituent un mélange de pièces comiques et méconnues du Dijonnais, tant vocales qu’instrumentales. C’est à peu près la même veine que nous explorons et sur laquelle nous continuons.
Sandrine Piau : C’est moins sombre tout de même. De mémoire il y a dès le premier morceau, l’amour très ouvert, la félicité amoureuse. C’est plus facétieux, plus ramassé, et c’est un programme totalement Rameau, alors que l’autre représentait un parcours sur 100 ans de musique française.
M.B. : Très bien ! Donc vous profitez de l’année Rameau, et pas seulement puisque tout au long de votre carrière vous avez travaillé ensemble beaucoup de Rameau. Mais pour chacun de vous, quel est votre Rameau ?
J.C. : Je pense que le Rameau de Sandrine et le mien ne sont pas très différents. Mon Rameau c’est une forte tête, c’est un mauvais caractère très affirmé. C’est quelqu’un qui sait ce qu’il veut. C’est quelqu’un qui a beaucoup de fantaisie et de facétie derrière un masque un peu austère ou autoritaire, on a plein d’anecdotes à ce sujet. Sa musique est très construite mais débordante d’énergie, de facétie, de surprises et d’humour. Il y a énormément de rythme, de couleurs, c’est un feu d’artifice, c’est de la surprise permanente. Evidemment, c’est très inspirant quand on doit se couler dans la créativité d’un compositeur durant plusieurs mois à la suite. On est toujours surpris avec Rameau.
S.P. : La traduction vocale de Rameau, que Jérôme a bien exposée, montre effectivement un homme sans concessions. En effet, la ligne vocale est sans concessions, il est très précis. Rameau n’a pas souhaité faire plaisir à ses chanteurs comme pouvait le faire Haendel qui était au service de la musique mais aussi des chanteurs. Nous on sent qu’il est comme Bach, dans un autre genre, au service de plus que la pure vocalité des interprètes. C’est toujours un travail. Rameau n’est jamais acquis. C’est quelque chose que je retrouve chez Bach, ça forme partie d’une construction et il faut toujours savoir retrouver les clefs pour rentrer dans cet univers qui laisse peu de place au flou. On reste libre mais il faut une grande rigueur.
M.B. : En effet, c’est un pari que de revenir à Rameau, mais ce qui frappe d’ailleurs dans l’équipe que vous formez c’est une énergie commune. La tournée du Triomphe de l’Amour et maintenant celle des Surprises de l’Amour montre son efficacité. Est-ce qu’un récital est plus aisé qu’une intégrale d’opéra pour le public ?
S.P. : Je crois qu’il n’y a pas vraiment de réponse. Cela dépend toujours de la mise en scène de l’opéra. Le propre de l’opéra est d’avoir un tout. La musique française se prétend extrêmement liée au théâtre, malgré les danses, un spectacle total. En revanche le récital peut permettre de sortir de certains opéras, qui dans la longueur ne sont pas très intéressants, des airs sublimes qui permettent de faire découvrir ces œuvres plus facilement au public, c’est d’ailleurs l’utilité d’un disque. Pour faire connaître Rameau, un récital sera bien plus efficace. D’ailleurs c’est une formule qui s’est avérée efficace pour convaincre un public rétif à la musique française.
M.B. : Jérôme Correas, vous êtes d’accord avec Sandrine Piau ?
J.C. : Oui, c’est vrai. Dans un opéra, en règle générale, il y a toujours des longueurs et les dangers de l’associations de plusieurs concepteurs qui comportent ses risques et périls. Mais en revanche dans un récital avec voix et orchestre on a une alternance de pièces qui se mettent en valeur mutuellement et on garde la liberté de choix sur nos goûts et des morceaux qui, musicalement, seront d’une très haute exigence. C’est au même temps très dangereux parce qu’il faut bien choisir entre des moments forts d’un opéra et des instants plus légers. Par exemple après « Tristes apprêts », c’est tellement beau, qu’on ne peut pas enchaîner directement sur un air d’une égale intensité. Il faut avoir un parcours très contrasté pour que le spectateur varie les émotions. C’est vraiment une construction dans laquelle on est libre, une sorte de petit opéra à écrire soi-même.
M.B. : Une très belle réussite avec Le Triomphe de l’Amour (Naïve) il y a deux ans.
J.C. : On l’espère ! D’autant plus que pour ce projet le pari était de faire un parcours d’un siècle de musique Française. Le but était très intéressant parce qu’entre Lully et Sacchini ce n’est ni la même vocalité, ni le même orchestre, donc les difficultés se sont manifestées. C’est plus facile finalement avec cent ans de musique que pour un récital d’un seul compositeur parce qu’on a le risque de rester toujours dans les même couleurs. Mais Rameau est tellement riche qu’il suffit simplement de cueillir pour trouver.
M.B. : Avec une belle tournée qui se profile, qui finit se poursuit le 1er Octobre au Wigmore Hall de Londres, le 10 Octobre à l’Opéra de Montpellier et le 11 au Théâtre Montansier de Versailles, vous nous réservez plein de Surprises. Mais pour vous actuellement quelle est la portée de la musique française ?
S.P. : Vaste débat ! Il ne faut pas non plus généraliser. La musique française est très appréciée en Angleterre, que ce soit Debussy, Ravel où l’on retrouve des analogies avec la musique plus ancienne. Par exemple dans Pelléas et Mélisande la déclamation et l’intégrité du texte au détriment de la vocalité italienne, aspects qui peuvent gêner à travers les siècles. Les Anglais aiment beaucoup cette musique, de même que les Japonais ou les Américains. La musique française, vue de l’extérieur garde un chic qui plait beaucoup. Peut-être qu’en France on se rend moins compte. Je pense que quelqu’un comme William Christie, avec qui nous avons débuté, a remis au goût du jour la musique française et maintenant c’est une valeur assez sûre. Personne ne doute de la beauté de cette musique, reste à convaincre encore que c’est une musique qui peut être aussi séduisante et non pas seulement élitiste et intellectuelle. C’est un travail qu’il faut faire tout le temps.
M.B. : Et pour ainsi dire, quels sont les combats à venir, vos futurs projets ensemble? Une troisième partie pour cette aventure ensemble ?
J.C. : Alors le prochain projet sera mixte. Il s’intitulera « L’impossible rencontre », pas entre Sandrine et moi, mais entre Rameau et Vivaldi. A ma connaissance on met rarement Rameau et Vivaldi face à face et je me suis dit que Rameau était très attiré par la musique italienne, on dit qu’il voulait composer comme Pergolèse. Et il y a des morceaux qui font penser à du Vivaldi parfois. C’est vrai qu’ils ne se sont jamais rencontrés et avec deux esthétiques à priori très différentes, mais quand même des choses qu’on peut rapprocher. Donc on va faire dans ce projet une première partie Rameau et une deuxième partie Vivaldi que nous ferons en tournée en Italie en 2015. On commencera à Toulouse en mars et ensuite en Italie.
S.P. : D’ailleurs l’impossible rencontre fait sens, je parle en tant que chanteuse, Rameau et Vivaldi ont ce même goût de la non vocalité. Vivaldi écrivait pour la voix comme un violon et chez Rameau la voix est un instrument parmi les autres, évidemment il y a le support du texte ; mais on retrouve chez tout les deux ce souci que la musique sonne comme un tout.
M.B. : En tout cas nous vous souhaitons à tous les deux beaucoup de chance pour les tournées et les projets à venir. Merci beaucoup pour ce moment et pour cet entretien.
S..P & J.C. : Merci beaucoup à vous.
Propos recueillis par Pedro-Octavio Diaz le 30 Septembre 2014 à la Fondation Singer-Polignac.
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