Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
Mitridate, re di Ponto
Opera seria en trois actes K 87, livret de Vittorio Amadeo Cigna-Santi d’après Jean Racine.
Bruce Ford (Mithridate, roi du Pont), Ann Murray (Sifare, fils cadet de Mithridate), Jochen Kowalski (Farnace, fils aîné de Mithridate), Luba Orgonasova (Aspasie, promise de Mithridate), Lillian Watson (Ismene, fille du roi des Parthes), Jacquelyn Fugelle (Arbate, gouverneur de Nymphée, ville de Crimée), Justin Lavender (Marzio, tribun romain)
Mise en scène : Graham Vick, décors et costumes : Paul Brown, éclairages : Nick Shelton, chorégraphie : Ron Howell.
Orchestre de Covent Garden
Direction Paul Daniel
1 DVDs, 166 mn, sous-titres anglais uniquement, Opus Arte, enr. Royal Opera House Covent Garden, octobre 1993.
[clear]
Mozart composa à 14 ans son premier opera seria, Mitridate. Créée au Regio Ducal Teatro de Milan le 26 décembre 1770 lors du carnaval, l’œuvre connut immédiatement le succès avec 21 représentations. La distribution initiale faisait évidemment la part belle aux castrats, à qui étaient dévolus les rôles de Farnace, Sifare et Arbate. Malgré son jeune âge, le jeune prodige avait si bien intégré les canons de l’opéra de son époque qu’il élabora une œuvre lyrique rivalisant avec celles des meilleurs compositeurs contemporains.
Pour bien comprendre l’œuvre, replongeons-nous quelques instants dans l’histoire romaine. Au début du Ier siècle avant JC, la République est plongée dans les combats fratricides de la Guerre Sociale. En Orient, Mithidate VI Eupator, roi du Pont (le Pont-Euxin est le nom antique de la mer Noire) soumet une série de petits royaumes d’Asie Mineure (Turquie actuelle), puis conquiert la Bythinie et la Cappadoce. Dans ses nouvelles conquêtes, il accorde généreusement le droit de cité aux étrangers, affranchit les esclaves et abolit les dettes. La Grèce se soulève alors à son tour contre Rome. Le Sénat charge d’abord Sylla de mener l’armée en Asie, puis se rétracte et le destitue au profit de Marius. Sylla accomplit alors le premier coup d’Etat militaire de l’histoire républicaine, prélude à de nombreux autres. Il se fait confier l’imperium proconsulaire pour l’Asie, sans limite de temps. En 87-86, il assiège Athènes et remporte à Chéronée et Orchomène deux victoires contre les armées envoyées par Mithridate. Ce dernier, comprenant qu’il était perdu, conclut la paix en 85. Il accepta de renoncer à ses conquêtes, et de payer un fort tribu à Rome. Toutes les mesures révolutionnaires qu’il avait prises furent abolies.
Voilà pour l’Histoire. Mais c’est une toute autre facette du souverain oriental que nous livre l’opéra. Famille, amours et trahisons sont au programme, avec une intensité et des rebondissements qui feraient pâlir les scénaristes de nos « soap operas » télévisés !
En voici le synopsis, les lecteurs impatients ou déjà familiers de l’œuvre pourront se reporter directement aux paragraphes suivants, qui traitent de l’interprétation proprement dite.
A l’acte I, Aspasie recherche l’appui de Sifare contre Farnace, qui souhaite se marier avec elle sans délai. Sifare la soutient, et lui déclare également son amour. Les deux frères se querellent ; ils sont interrompus par Arbate, qui annonce le retour de Mithridate. Farnace veut alors s’opposer par la force au retour de son père, mais Sifare s’y oppose. Mithridate arrive, accompagné d’Ismene, fille du roi des Parthes. Il souhaite sceller son alliance avec ce dernier en mariant Ismene à Farnace. Le manque d’enthousiasme de ce dernier attise les soupçons de Mithridate, qui apprend d’Arbate que Farnace s’est proclamé roi et souhaite épouser Aspasie. Mithridate jure lors de se venger de Farnace.
Les couples se font et se défont à l’acte II : Ismene reproche à Farnace son manque d’amour, Mithridate veut épouser Aspasie le jour même, Sifare et Aspasie se déclarent leur amour mutuel. Mithridate veut livrer combat contre les Romains, et convoque ses fils. Farnace tente de le dissuader, et de le persuader que les Romains veulent la paix. Son père le fait alors arrêter comme traître, et Farnace révèle que Sifare et Aspasie s’aiment. Mithridate tend alors un piège à Aspasie : il renonce à elle et lui propose d’épouser le fils qu’elle préfère. Aspasie avoue alors son penchant pour Sifare. Fou de jalousie, Mithridate jurent qu’ils mourront tous deux. Aspasie supplie Sifare de la tuer, mais celui-ci lui conseille d’implorer la grâce du roi. Elle refuse.
Au troisième acte, Mithridate propose à nouveau à Aspasie de l’épouser. Elle refuse, et propose sa propre vie en échange de celle de Sifare. Arbate annonce alors le débarquement de la flotte romaine. Sifare part rejoindre son père pour lutter contre les Romains. Le tribun Marzio vient libérer Farnace de sa prison, et lui promet le trône. Farnace, pris de remords, décide de rester loyal à son père. Blessé mortellement lors des combats, Mithridate loue Sifare pour sa loyauté et lui confie Aspasie. Ismene annonce alors que Farnace a mis le feu à la flotte ennemie. Mithridate lui pardonne et meurt. Tous chantent alors leur union pour combattre les Romains.
[clear]
[clear]
Dès l’ouverture, Paul Daniel imprime une direction incisive et rythmée, qui met en relief la richesse et la beauté de la partition. Cependant l’orchestre se montre parfois un peu trop présent par rapport aux voix. La mise en scène offre un contraste saisissant entre la sobriété des décors (avec le fond rouge qui rappelle en permanence le drame familial), et la richesse exubérante des costumes aux chatoyantes couleurs orientales, moulés sur de grands paniers ovales qui en accentuent l’aspect baroque, vraisemblablement en hommage aux costumes extravagants de Piet Halmen dans la version historique de Ponnelle filmée au Théâtre Olympique de Vicence (DVD Deutsche Grammophon). Le jeu scénique des chanteurs met en valeur ce contraste, avec de nombreux déplacements à caractère chorégraphique qui évoquent avec bonheur l’opéra-ballet.
Luba Organasova campe dès le premier air (« Al destin, che la minaccia ») une Aspasie de haut vol. Puissance, aisance dans les aigus se conjuguent à un jeu scénique très crédible : la soprano s’avère excellente tragédienne dans le « Nel grave tormento » du second acte, désespérée au troisième acte dans le célèbre « Pallid ombre ». Son duo avec Ann Murray à la fin du second acte (le seul ensemble de l’œuvre, avec le chœur final) est un moment de bonheur, avec d’admirables ornements.
Ann Murray est incontestablement l’autre point fort de la distribution féminine. Elle joue un Sifare tout en nuances. Au second acte, l’air « Lungi da te, mio bene », avec son bel accompagnement de cor est un petit bijou intemporel, servi par un legato admirable. Elle nous entraîne au troisième acte (« Se il rigor d’ingrata sorte ») dans un éblouissant feu d’artifice, se jouant des ornements redoutables avec une aisance déconcertante.
Mais la révélation de cet enregistrement est probablement la sensible Lillian Watson, dans le rôle d’Ismene. Avec son timbre aérien, son sens des nuances parfois à la limite du maniérisme, sa diction expressive, elle ciselle les ornements avec finesse (notamment dans le « In faccia all’oggetto » du premier acte, et le « So quanto a te dispiace » du second acte). Face à ce trio de haut vol, Jacquelyn Fugelle s’acquitte honnêtement du rôle d’Arbate. Son seul air, au premier acte (« L’odio nel cor frenate »), témoigne d’un legato maîtrisé, mais aussi de quelques difficultés dans les aigus du final.
Côté masculin, seul Jochen Kowalski (Farnace) est à la hauteur de ses partenaires. Son timbre mat, légèrement acide, réflète avec conviction les douleurs et les hésitations du personnage. Ses ornements sont maîtrisés, son legato bien posé, ce qui lui donne beaucoup d’aisance dans les airs, y compris pour traduire les états d’âme torturés de son personnage (notamment dans le « Va, l’error mi palesa » au second acte).
Dans le rôle titre, Bruce Ford constitue la vraie déception de cet enregistrement. Son timbre très hésitant révèle toutes ses faiblesses dès le premier air (« Se di lauri »), tandis que le suivant (« Quel ribello et quel ingrato ») permet d’apprécier les limites de ses moyens vocaux : manque d’ampleur, forte acidité dans les aigus…Les autres airs sont de la même veine, à peine tolérable. Le public de Covent Garden a toutefois semblé s’en satisfaire, à en juger par les applaudissements prodigués !
Justin Lavender (Marzio) possède un timbre un peu trop grave pour le rôle. S’il peine un peu dans les ornements de son air unique (« Se di regnar »), il a toutefois la sagesse d’ajuster son chant à ses moyens vocaux, ce qui laisse le sentiment d’une prestation honnête.
Enfin, le livret fourni en accompagnement de l’enregistrement est assez minimaliste, et exclusivement en anglais (de même que les sous-titres). Même si là n’est pas l’essentiel, cela concourt à un sentiment global d’inachevé pour cet enregistrement qui constitue sur bien des points une référence. On est passé de peu à côté d’une version idéale de cette œuvre injustement mal connue, et c’est bien dommage.
Luba Orgonasova (Aspasie) : « Al destin, che la minaccia »
Bruno Maury
Technique : live de bonne qualité. Pas de remarques particulières.