Rédigé par 20 h 29 min CDs & DVDs, Critiques

Stupeur et tremblements

Depuis sa résurrection à Beaune en 2006, à Montpellier, puis au TCE en version de concert, Hervé Niquet a eu le temps d’affiner sa lecture de la dernière tragédie lyrique de Marin Marais. Trois ans après le succès d’Alcyone et de sa mémorable Tempeste, le compositeur récidive avec une Sémélé tout aussi audacieuse…

Marin MARAIS (1656-1728)

Sémélé

Tragédie lyrique en un Prologue et cinq actes sur un livret d’Antoine Houdar de La Motte.

 

Shannon Mercer (Sémélé), Jaël Azaretti (La Grande Prêtresse de Bacchus), Bénédicte Tauran (Dorine)
Hjördis Thébault (Junon), Anders J. Dahlin (Adraste), Thomas Dolié (Jupiter), Marc Labonnette (Cadmus, le Grand-Prêtre de Bacchus), Lisandro Abadie (Mercure)

Le Concert Spirituel
Direction Hervé Niquet

75’59 + 61’27, 2 Cds sous forme de livre-disque en édition limitée à 5099 exemplaires, Glossa, enr. 2007.

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Depuis sa résurrection à Beaune en 2006, à Montpellier, puis au TCE en version de concert, Hervé Niquet a eu le temps d’affiner sa lecture de la dernière tragédie lyrique de Marin Marais. Trois ans après le succès d’Alcyone et de sa mémorable « Tempeste », le compositeur récidive avec une Sémélé tout aussi audacieuse : un orchestre omniprésent et gorgé de couleurs, de nombreux divertissements, une grande Chaconne et un terrible « Tremblement de Terre » final. Bien que l’opéra ait été composé à l’ombre du Grand Roi, il souffle sur ces cinq actes bien resserrés un vent nouveau qui préfigure Rameau ou Campra. Les longs récitatifs qui magnifiaient la diction théâtrale classique s’effacent au profit de courtes ariettes, les récitatifs accompagnés se font rares et sont réservés aux grands moments dramatiques, le rythme général de la pièce n’est plus ce grave monolithe qui distillait lentement sa sève mais une succession de brèves vignettes. Même l’Ouverture et la Chaconne ont perdu leur noble pompe lullyste pour gagner en virtuosité et en naturel. Le temps des grosses perruques in-folio est compté; et cela s’entend. La Tragédie n’eut pas le succès escompté, la faute peut-être à Houdar de la Motte dont le livret conventionnel se contente de plaquer des figurines mythologiques comme autant d’ombres chinoises.

Le plateau vocal s’avère plus homogène que celui assemblé lors de la gravure précédente de l’intéressante (mais fortement tronquée) Callirhoé de Destouches chez le même éditeur, quand bien même les chanteurs, pris individuellement, laissent soulever des réserves. La Sémélé de Shannon Mercer fait montre d’un timbre rond, quand bien même son incarnation de la coquette et de l’orgueilleuse amante manque de feu et de passion, et réduit la complexité psychologique du personnage. Froide, hautaine et détachée, la soprano a résolument choisi de dépeindre l’ambitieuse en oubliant quelque peu l’amoureuse. Le récitatif accompagné « Tu gémis vainement » (I,2) est superbement interprété même si on regrette la disparition au disque de Blandine Staskiewicz qui avait modelé en concert une héroïne plus ambigüe. Son amant, le dieu de tous les dieux devient sous la voix aplatie de Thomas Dolié un être faible et sans grande présence. On comprend dès lors que ses fades soupirs amoureux n’intéressent guère la belle avide de pouvoir. D’une humanité fragile que révèle une diction appliquée, le ténor peine à convaincre en Jupiter tant l’émission est flageolante, les aigus tirés, le phrasé hasardeux. A l’inverse son émissaire ailé Mercure, censé être veule dans le livret, trouve en Anders J. Dahlin un défenseur d’une infinie noblesse. Parfait haute-contre, le Suédois imprime à ses récitatifs une courbe naturelle et dramatique. Plus retenu que chez Rameau, Dahlin consolide néanmoins sans peine sa réputation de relève des Jean-Paul Fouchécourt et autres Howard Crook. Pour le reste, Hjördis Thébault incarne une Junon courroucée, véritable mégère en furie dont l’implication théâtrale fait oublier une justesse parfois approximative (« Tremble des maux qu’on te prépare, ambitieuse Sémélé » (III, 2). Bénédicte Tauran est une Dorine charmante et ingénue, Jaël Azzaretti une Grande Prétresse sucrée et lumineuse.

Les amputations brutales opérées lors des concerts (notamment le beau Prologue de propagande) – et dont Hervé Niquet est coutumier – ont partiellement disparues de l’enregistrement. Les ratiocinations répétées des baroqueux auront donc eu gain de cause, et cela est d’autant plus délectable que la musique en est fort belle, à l’instar de ce « goûtons icy les plus doux charmes » avec trompettes et traversos. Quelques airs, et des couplets de chœurs ont toutefois été élagués, sans doute pour faire tenir la Tragédie sur 2 disques.

La baguette nerveuse et incisive du chef a trouvé ici le temps de relâcher çà et là l’énorme pression dramatique qu’il impose à sa phalange. Les passages galants ou pastoraux sont ainsi mieux cernés, sans atteindre la tendre délicatesse d’un Christie cependant. Saluons donc l’évolution d’Hervé Niquet qui adopte désormais plus de respiration et de suspension dans ses articulations sans abandonner pour autant son dynamisme puissant. Le Concert spirituel rend grâce à l’orchestre à cinq parties réclamé par la partition. Très texturé, d’une compacte cohésion, l’ensemble se distingue par les jeux de timbres (doublure des parties de basses par les bassons et la contrebasse, des parties de dessus par les traversos et les hautbois…), une précision presque maniaque, et l’adjonction bienvenue de percussions, dont des castagnettes dans la grande Chaconne. La Marche des Guerriers de l’acte I scène 3, triomphante et pleine d’entrain, donnerait presque envie de s’engager dans la Guerre de Succession d’Espagne. Le chœur, plein et massif, paraît privilégier les graves. Très intelligible, ses interventions ponctuent le drame un peu lourdement mais avec efficacité. Le « Qu’un affreux ravage marque nos fureurs » (III, 5) sonne redoutable de perverse méchanceté tandis qu’ « unissons nos cœurs et nos voix » (I, 3) rappelle les grandes pages de l’Amadis de Lully .

Ajoutons enfin que cette partition de choix a eu le droit aux honneurs de la collection de livre-disques de Glossa dont elle constitue le 3ème volume. On retrouve donc avec plaisir ce petit in-8 relié demi-toile, et dont les 106 pages recèlent de très intéressants essais de Jérôme de La Gorce ou d’Edmond Lemaître.

Viet-Linh Nguyen


Technique : 
pas de remarques particulières

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 7 décembre 2020
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