« Bach a toujours écrit des fugues »
« Je ne peux pas séparer mon studio de ma vie privée. Le studio d’enregistrement et le sentiment de sécurité qu’il me donne, un peu comme un ventre maternel, font partie intégrante de mon style de vie » (Glenn Gould)
Glenn Gould a toujours aimé Bach avec lequel le jeune virtuose commença son ébouriffante carrière chez CBS en 1955, avant de tirer sa révérence auprès du Cantor avec un nouvel enregistrement en 1981, toujours des Goldberg, démembrées, disséquées, écartelées, reconstruites avec un goût de la provocation, de l’iconoclaste, du risque mais aussi du génie. Entre les deux, l’enfant terrible aura écumé les concertos pour clavier, les partitas, fuguettes et fugues, l’Art de la Fugue (les fugues 1 à 9 sur orgue en 1962, ce qui ne constitue pas le moment gouldien le plus convaincant par ailleurs), Le Clavier Bien Tempéré, les inventions et sinfonias. Des Anglaises aux Françaises, l’enfant terrible du piano, le reclus qui bientôt ne désira plus paraître en public à compter de 1964 pour se concentrer tel un ermite sur des captation de studio, a arpenté son Bach avec son fameux toucher non legato, inondant de clarté le contrepoint, n’hésitant pas à recourir à de spasmes effrénés ou à des agonies languissantes. Pourtant, jamais chez Bach, le toucher de l’artiste ne se mue en recette, en automatisme, en réflexe artificiellement plaqué. Pour une fois nous oserons contredire Gustav Leonhardt qui déclara en 2000 à Diapason que Gould était « anti-musical’, pour célébrer une construction intellectuelle cohérente, une vision artistique où l’exigence en devient presque maladive. Pour mieux cerner cette relation intime qu’a nouée Gould et Bach, nous vous proposons un large extrait de ce que le pianiste écrivit en guise d’introduction à une édition du Clavier bien tempéré publiée par AMSCO Music Publishing Company en 1972 (trad. extraite de Bruno Monsaingeon, Glenn Gould, Le Dernier Puritain, Fayard, 1983).
Bach a toujours écrit des fugues.
Aucune autre activité, aucune autre recherche ne convenaient mieux à son tempérament. Rien ne permet d’évaluer avec plus de précision l’évolution de son art. Dans les dernières années de son existence, il continuait à en écrire alors que les préoccupations de l’avant-garde de son temps étaient orientées vers des intentions plus exclusivement mélodiques.
Même aujourd’hui, nous qui croyons saisir les implications de l’œuvre de Bach et la diversité de son élan créateur, nous reconnaissons dans la fugue le forum premier où s’exerçait son activité. Chaque texture exploitée par lui semble destinée à un traitement fugué. Le plus innocent petit air de danse ou le thème choral le plus solennel semblent exiger une réponse, attendre une volée de contrepoint qui trouve dans la technique fuguée sa plus complète réalisation.
Chaque combinaison vocale sonore ou instrumentale choisie par lui semble taillée de manière à pouvoir être greffée d’une multitude de réponses et paraît privée de quelque chose tant que ces réponses n’ont pas été fournies. Même dans les moments les plus débonnaires, dans les cantates dont le sujet est le commerce du café, ou dans les petits airs notés pour Anna-Magdalena, on sent que se cache sous la surface une situation fuguée potentielle. On ressent chez lui une gêne presque visible ou audible lorsqu’il doit réprimer à l’occasion le style fugué qui lui est habituel pour s’associer à la recherche simpliste d’un conformisme modulatoire et d’un contrôle thématique, à laquelle s’adonnait par priorité sa génération.
La fugue pourtant n’allait pas subir une éclipse avec la mort de Bach. Elle continua à représenter un défi pour la jeune génération de compositeurs qui étaient en train de grandir, sans le savoir encore, dans son ombre. Mais on la retirait progressivement de la circulation, car si par hasard on s’en servait encore, c’était pour obtenir une conclusion à effets à la fin d’œuvres chorales de grande envergure, à moins que des mélodistes en herbe ne l’utilisent comme thérapie pédagogique pour enrichir leurs basses d’Alberti singulièrement maigrelettes. Elle avait cessé d’être au centre de la pensée musicale, et une « overdose » de fugue pouvait coûter sa réputation et son succès public à un jeune compositeur. A l’âge de la raison, la fugue était devenue essentiellement déraisonnable.
La technique de la fugue peut être venue plus facilement à Bach qu’à d’autres ; c’est néanmoins une discipline dont on n’acquiert pas la maîtrise du jour au lendemain. A preuve, les premières tentatives de Bach dans ce domaine, dont on a le témoignage avec les fugues contenues dans les Toccatas, qu’il écrivit vers l’âge de vingt ans. Interminablement répétitives, rudimentairement séquentielles, ayant désespérément besoin d’équarrissage, elles succombent fréquemment aux boursouflures harmoniques contre lesquelles le jeune Bach eut à lutter. La simple présence d’un sujet et d’une réponse semblaient suffire à satisfaire ses exigences d’alors qui manquaient d’esprit critique.
Dans l’intervalle séparant l’époque tâtonnante de Weimar de celle du retranchement intensément concentré qui a donné naissance à l’art de la fugue, Bach a écrit des centaines de fugues, qu’elles soient ou non ainsi désignées. Il les a conçues pour toutes sortes de combinaisons instrumentales possibles […]. Les deux livres du Clavier bien tempéré avec leur quarante-huit Préludes et Fugues en constituent l’archétype. Cette œuvre prodigieusement bigarrée parvient à établir un rapport entre continuité linéaire et sécurité harmonique, qui échappait totalement auparavant au compositeur […]. Le flair tonal dont Bach fait preuve dans ces œuvres semble épouser inexorablement le matériau traité et son dispositif modulatoire est si considérable qu’il lui permet de donner du relief à toutes les sinuosités thématiques de ses sujets et contre-sujets. Grâce à une telle perfection d’homogénéité conceptuelle, Bach perd non seulement toute inhibition stylistique, mais va jusqu’à se permettre de redéfinir son vocabulaire harmonique en fonction de chaque morceau. (…)
Comme l’ Art de la Fugue, le Clavier bien tempéré a été, en tout ou en partie, joué au clavecin ou au piano, par des ensembles à vent ou à cordes, par des orchestres de jazz et par au moins un groupe vocal, aussi bien que sur l’instrument (le clavicorde) dont il porte le nom. Et cette magnifique indifférence à une sonorité spécifique quelconque n’est pas le moindre des attraits par lesquels se manifeste l’universalité de Bach.
La plupart des quarante-huit Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré ont néanmoins une très réelle conscience tactile, et, en l’absence de sondage précis, on peut dire sans grande chance de se tromper que la majorité de ses exécutions sont données sur un piano moderne. On ne peut donc pas éluder complètement certaines considérations qui ont trait à la manière d’utiliser cet instrument à son égard.
Tout au long du xxe siècle, on a débattu pour savoir jusqu’à quel point le piano pouvait s’adapter aux exigences de cette partition. D’un côté, il y a ceux qui disent que » si Bach avait connu le piano, il l’aurait utilisé « . L’argumentation contraire s’appuie sur l’idée que puisque Bach n’avait pas pu tabler sur une technologie future, il avait écrit dans le cadre des sonorités qui lui étaient familières.
Il est clair que les méthodes de composition de Bach se distinguent par une évidente abstraction instrumentale. Il ne s’aide d’aucun instrument à clavier particulier pour composer. Il est extrêmement douteux que son sens de la contemporanéité eût été modifié de façon appréciable si son catalogue d’instruments domestiques avait été complété par les claviers à » mécanique accélérée » dernier cri de Monsieur Steinway. En même temps, on peut porter au crédit de l’instrument à clavier moderne le fait que son potentiel sonore sa faculté de produire un legato soyeux et flatteur puisse être aussi bien réduit qu’exploité, qu’on puisse en user comme en abuser. A part un souci d’authenticité d’archives, il n’y a en vérité rien qui empêche le piano contemporain de représenter fidèlement les implications architecturales du style baroque en général et de celui de Bach en particulier.
Une approche de ce type rend bien entendu nécessaire une attitude discriminante vis-à-vis des questions d’articulation et de registration qui sont inséparables des méthodes de composition de Bach. Elle exige au minimum qu’on se rende bien compte qu’une utilisation immodérée de la pédale amènera inévitablement le navire de » l’ambition contrapuntique » à venir se briser sur les rochers du legato romantique. Elle exige également à mon avis qu’on s’astreigne à un certain degré de simulation des registrations conventionnelles du clavecin, ne serait-ce que parce que la technique qui détermine la manière dont Bach envisage les thèmes et les phrases est fondée sur une idée de dialogue dynamique. Si on parlait en termes cinématographiques, cela reviendrait à dire que l’attitude de Bach serait celle d’un metteur en scène qui penserait en plans » cuts » plutôt qu’en enchaînés.
Il existe également des moments dans ses œuvres où la continuité linéaire est d’une telle ténacité qu’il est impossible d’y trouver la moindre cadence clairement articulée. Par conséquent, elle ne permet pas de modification convaincante du toucher qui serait l’équivalent au clavecin de la mise en œuvre d’un jeu de luth ou d’un changement de clavier.
De telles situations sont très fréquentes dans l’ Art de la Fugue, et excessivement rares dans les Fugues des Toccatas; dans le Clavier bien tempéré, leur fréquence varie d’une œuvre à l’autre, car elle dépend des prémices harmoniques utilisées pour chaque morceau. (Dans une Fugue comme celle en ut majeur du Premier Livre, le continuel chevauchement des strettes rend l’affermissement de tels points pivots plus difficile que dans la Fugue en si bémol mineur du Second Livre par exemple).
Cela pose des problèmes indéniables d’adaptation lorsqu’on joue les chefs-d’œuvre du baroque sur un instrument contemporain. Mais il s’agit là de considérations essentiellement pratiques, qu’un exécutant consciencieux se doit de chercher à résoudre, quelle que soit l’idiosyncrasie de la solution proposée. Idéalement pourtant, de tels problèmes devraient jouer un rôle de catalyseur dans l’effort exubérant de communication re-créatrice qui constitue le bonheur suprême vers lequel toutes les considérations analytiques et toutes les conclusions argumentées doivent tendre.
Glenn Gould, Introduction à une édition du Clavier bien tempéré publiée par AMSCO Music Publishing Company en 1972,
trad. Bruno Monsaingeon in Glenn Gould, Le dernier des puritains, Fayard, Paris, 1983, p. 124-135