Geminiano GIACOMELLI (1692-1740)
Cesare in Egitto
opéra en trois actes sur un livret de Carlo Goldoni & Domenico Lalli au Teatro Grisostomo de Venise, le 24 novembre 1735
Arianna Vendittelli (Giulio Cesare)
Valerio Contaldo (Tolomeo)
Emőke Baráth (Cleopatra)
Margherita Maria Sala (Cornelia)
Federico Fiorio (Lepido)
Filippo Mineccia (Achilla)
Accademia Bizantina
Direction Ottavio Dantone
Coffret cartonné avec 3 CDs et livret, enregistré en live du 3 au 11 août 2024 au Landestheater d’Innsbruck, Alpha / Outhere, 2025, 174’39.
Giacomelli ? Voici assurément une rareté. Il fut de 1719 à 1727, puis de 1732 à 1737, maître de chapelle à la cour de Parme et à l’église de Madonna della Steccata (et maître de chapelle à San Giovanni de Plaisance entre 1728 et 1731), puis maître de chapelle de Santa Casa de Loreto à compter de 1738. On lui doit bien entendu des pièces de musique religieuse, dont deux oratorios, et surtout pas moins de dix-neuf opéras, dont certains airs sont parfois donnés en récital ça et là, éparpillés façon puzzle aux côtés de pépites de Vinci, Porpora, Ferrandini, Graun… Aussi ne remercierons nous jamais assez le Festival de musique ancienne d’Innsbruck à qui l’on doit cette heureuse redécouverte, en première mondiale, dans une mise en scène intéressante de Leo Muscato (qui aurait mérité la captation vidéo pour ses trophées romains géants, ses mastabas égyptiens et ses uniformes de la Légion Etrangère…). Le présent disque a été enregistré en live sur plusieurs soirées. [Précisons qu’il est quasi digne d’une prise de son en studio, sans aucun bruits parasites]. Ottavio Dantone mène son Accademia Bizantina à qui l’on de nombreuses incursions vivaldiennes ou handéliennes vitaminées. Autant dire que l’on se prépare à boire du petit lait, voire un nectar plus enivrant.
Hélas, il faut avouer qu’en dépit des qualités – nombreuses – de cet enregistrement, jamais la mayonnaise ne prend, sans que l’on puisse réellement en cerner une cause unique. La faute à une partition qui réserve des airs colorés (dont des interventions avec cors et hautbois obligés), variés et virtuoses, à la vocalité éclatante, mais qui, pris dans un tout ne parviennent jamais à dresser de caractérisation psychologique comparable au génie d’un Haendel et à l’ombre de son insurpassé Giulio Cesare qui couvre peu ou prou les mêmes péripéties mais avec un meilleur livret (ici on escamote tout bonnement la séduction de Cléopâtre !)? La faute à un chef qui ne parvient pas à partir de ce matériau à bâtir un arc narratif cohérent ? Les numéros s’enchaînent avec jubilation et vivacité, mais presque avec un certain désengagement théâtral (un comble pour un live), et virent au récital d’airs… sur presque trois heures.

Arianna Venditelli – Site officiel de l’artiste, tous droits réservés
Et pourtant. Pourtant le casting est de haut vol. Arianna Vendittelli et Emőke Baráth campent le couple César-Cléopâtre. On aurait sans doute préféré un contre-ténor à la place de la première, du moins au disque, pour mieux incarner un conquérant bien trop amolli et urbain. Le “Cadrà quel disumano” lorsque César reçoit la dépouille de Pompée, malgré les cordes nerveuses, reste aussi conventionnel que superficiel. Le galant “Bella, tel dica amore”, ourlé, délicat, s’avère plus réussi mais bien peu androgyne, et l’on confond vocalement aisément le descendant de Vénus et celui des Lagides. Les aigus sont un peu fermés, les vocalises un peu roboratives, mais le timbre cuivré, la générosité large, l’autorité du phrasé de Venditelli séduisent (“Col vincitor mio brando” agité et mouvant, aux vocalises mieux assurées).
Emőke Baráth fait de Cléopâtre une souveraine digne et noble, le livret hélas ne lui réserve ni flirt avec le Romain, ni évolution psychologique. Le “Chiudo in petto un cor altero”, emporté et virtuose, avec son rythme carré, “a du chien”, même si les doubles croches ralenties, patinent avec imprécision. A sa décharge, Giacomelli a une tendance et jeter ses fioritures comme autant de compléments dispensables à la mélodie. Le long “Spose tradite” sait dérouler un peu d’émotion, même si l’air est pris trop cursivement, et l’orchestre trop invasif par rapport à la superbe musicalité de la ligne vocale (satané clavecin trop en avant), mais quelle inventivité dans le da capo, et quel sens des nuances et de la dynamique !
Le rôle de Cornelia, veuve revancharde de Pompée, très présent, échoit à Margherita Maria Sala, au contralto profond et dense, mais dont la révolte constante et l’insatisfaction finit par lasser (“Se provi nel core” sinueux et un peu brut dans son medium, graves aplatis, superlatif “Oppressa, tradita” varié et vengeur), sans compter qu’il n’y a pas d’interactions avec son fils Sesto comme chez Haendel, remplacé par Lepido, le confident amoureux (Federico Fiorio au contre-ténor très raffiné et capable d’animation “Vendetta mi chiede” d’une précision bondissante même si on devine une émission confidentielle que l’ingénieur du son n’a pas gonflée).
De manière paradoxale, Ptolémée, poursuivi du saut de l’immaturité impulsive du fait de Haendel, sous le ténor musical et convaincant de Valerio Contaldo, virtuose et stable, audacieux et intense, vole un peu la vedette aux autres protagonistes : “Se il sangue mio tu brami” souple et ferme ; “Scende rapido spumante” en air de bataille avec cors, bouillonnant et martial, d’une spontanéité jouissive, d’une extravagance lyrique qu’on aurait aimé trouver aussi chez ses partenaires. Même louanges pour le savoureux Filippo Mineccia, perfide Achilla dont le contre-ténor acidulé est admirable quoique souvent proche du cri (fantastique et décoiffant “Al vibrar della mia spada”). Dantone aurait-il un faible pour les bad boys ?
A la tête de son Accademia Bizantina, Dantone imprime une direction souple et lumineuse, mais les tempi – très vifs – sont insuffisamment différenciés, la dynamique peu contrastée. Il en résulte un manque de relief, impression que la texture orchestrale irisée, privilégiant le medium et les aigus, renforce. C’est un monde de mouvement et de beauté, un plafond coloré comme un Tiepolo, aquarellé et aérien comme un Tiepolo aussi. Il y a dans cette direction, en dépit de la célérité de la battue, un soupçon de distance, voire d’indifférence souriante. Comme si le chef ne croyait pas à l’œuvre, comme si ce livret faiblard, bricolé à partir de celui de l’opéra de Sartorio (1676), auquel pourtant Goldoni lui-même a trempé, manquait cruellement de carburant. Et lorsque survient le lieto fine byzantin (Lépide se refuse à tuer César, Ptolémée cède son trône, Cornelia demeure enragée…), tous honorent les dieux en nous laissant un sentiment d’inachevé, la faute à l’œuvre sans doute. Peut-être que l’Annibale ou le Catone in Utica du même Giacomelli auraient été des choix plus aboutis, ne souffrant pas de l’inévitable comparaison avec l’insurpassé chef-d’œuvre du caro Sassone.
Viet-Linh NGUYEN
Technique : pour un live, captation d’excellente facture, mais étrangement désincarnée et froide.
Étiquettes : Accademia Bizantina, Alpha, Barath Emöke, Contaldo Valerio, Dantone Ottavio, Fiorio Federico, Geminiano Giacomelli, Mineccia Filippo, Muse : argent, opéra, Outhere, Sala Margherita Maria, Vendittelli Arianna Dernière modification: 17 octobre 2025