Rédigé par 10 h 37 min CDs & DVDs, Critiques

Morcelé (EnSuite, Fiocco, CPE Bach, Benda, Geminiani, Duphly ǀ Korneel Bernolet – Ramée)

« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux. » (Proust, A la Recherche du Temps perdu)

« EnSuite »
Œuvres de Fiocco, CPE Bach, Benda, Geminiani & Duphly

Joseph-Hector FIOCCO : Pièces de clavecin, Op. 1, « Italian Sonata » en sol majeur
Carl Philip Emmanuel BACH : Sonate in sol mineur H. 47, Wq. 65/17
Anton BENDA : Sei Sonate per il Cembalo Solo, Sonate No. 4 in fa majeur
Francesco GEMINIANI : Pièces de clavecin tirées de différens Ouvrages, « Sonata » en sol mineur
Jacques DUPHLY : Pièces de clavecin, Livre 2, « Sonata » en ré majeur

Korneel Bernolet, clavecin Joannes Daniel Dulcken (1747)

1 CD digipack, Ramée / Outhere, , 2024, 80’22.

Korneel Bernolet – que les connaisseurs auront aperçu dans la fosse de l’Opéra Comique, tenant le 2ème clavecin dans la fosse face à Christophe Rousset lors de l’Armide de la semaine dernière – nous propose un florilège très européen (entre style français et italien) cherchant à réconcilier les Goûts Réunis, « dans le sillage de la suite de danse française et de la nouvelle sonate solo italienne » en mettant en avant l’univers expérimental des formes hybrides. Hélas, en dépit des sonorités brillantes et généreuses du magnifique clavecin à un clavier de Dulcken (1747) à double paroi, l’interprétation peine à convaincre, notamment dans les pièces de Duphly et Fiocco. En effet, en digne élève d’Ewald Demeyere, à qui l’on doit la seconde seule intégrale disponible mais disgracieuse des pièces de clavecin de Fiocco (Accent), Bernolet en reproduit son swing claudiquant, fragmentant souvent la ligne mélodique, changeant incessamment la battue par micro-sections, tout en privilégiant un parti-pris galant un peu fade, malgré les indications des compositeurs. Les « Vivement » ou « Hardiment » s’avèrent très moderato… On retrouvait déjà ce même parti-pris interprétatif dans ses opus consacrés à Balbastre (Aliud) ou Rameau (Etcetera).

Cette approche paradoxale, qui refuse l’abandon par une certaine raideur tout en allongeant les tempi avec mollesse, conduit à envelopper chaque pièce dans une sorte d’ouate monotone. Ecoutons le bel Adagio de la Sonate italienne de Fiocco. Là où Koopman se laissait aller à une cantilène lyrique et sensuelle, Bernolet plaque ses accords, et refuse à sa main droite de s’élancer, la bridant constamment, étirant les tempi, plaçant des micro retards et demi-soupirs. Que d’affèterie, que de retenue ! Sa lecture en pointillé perd la ligne, la morcèle, l’écartèle, l’éparpille façon puzzle. L’Allegro est plus joueur et plus riant. Il n’empêche. Chez CPE Bach même souci dans les mouvements modérés : le claveciniste conduit son merveilleux bolide un pied sur la pédale de frein, et l’Adagio en ressort presque improvisé et tâtonnant, malgré quelques fulgurances dans certains accords, particulièrement mis en valeur, presque dans une confidence chuchotée, mot à mot. Cette approche déstructurée sied mieux à Benda 

Il manque à l’artiste de la souplesse, de la tendresse, du naturel, l’élégance esquissée d’un Watteau ou d’un Fragonard, ou alors une nervosité fière à la Scott Ross ou Rousset. Les sonates de Benda et Geminiani (dont pour ce dernier le premier et troisième mouvements sont transcrits d’une sonate pour violon) sont davantage réussies, vraisemblablement car elles laisse moins de place à la suggestion et que leur inventivité très marquée, leur caractère presque « bizarre » trouve dans le style paradoxal du musicien un reflet à leur étrangeté. On y admire la ductilité du claveciniste et sa virtuosité tranquille, assistant presque à une oeuvre en cours d’écriture ou de déchiffrage (Allegretto assai moderato chez Benda). Le voyage se conclut par la sonate en ré majeur du 2ème Livre de Duphly, qui compense par sa vitalité (La Victorieuse très claire) son manque de suggestivité (La Félix), et où le claveciniste ferait mieux de s’inspirer de l’épure puissante de Christophe Rousset (Aparté), du velouté délicat de Jean-Patrice Brosse (Pierre Verany) ou de l’équilibre lumineux de Catherine Latzarus (Ligia). Il est vrai que c’est un compositeur très difficile, oscillant entre la noblesse mélancolique tardive du Grand Siècle dans ce 2ème Livre et des éclats visionnaires dans son dernier Livre. La De Vatre finale s’avère enfin plus équilibrée, d’une virtuosité facile qu’on aurait retrouver plus souvent dans cet enregistrement à la sélection fine, au clavecin Dulcken pour connaisseurs, mais qui risque d’être clivant pour les mélomanes du fait du jeu très marqué de l’interprète.

 

 

Amandine Blanchet

Technique : enregistrement clair et équilibré, timbres bien rendus.

 

 

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 29 juin 2024
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