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Libertad (Folias Americanas, Ensemble Vedado, Ronald Martin Alonso – La Marbrerie, 3 mars 2024)

“Donde comen dos comen tres”
“Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois”
(proverbe cubain)

L’Ensemble Vedado à la Marbrerie © Ronald Martin Alonso, 2024

Folias Americanas

Marin Marais (1656-1728)
Suite à trois violes en sol majeur et en ré majeur du Livre IV (1717)

Calixto Álvarez (né en 1938)
Folias Americanas (2022)

Ensemble Vedado :
Ronald Martin Alonso, viole de gambe et direction
Lixsania Fernández, viole de gambe
Margaux Blanchard, viole de gambe
Jennifer Vera, clavecin
Daniel de Morais, théorbe et guitare baroque
Abraham Mansfarroll, percussions

La Marbrerie, Montreuil, 3 mars 2024

C’est un concert hors du commun, et le choix du lieu en dit long sur l’approche complice et décomplexé des interprètes : un lieu protéiforme, lieu de passage, lieu de rencontre, qui, selon l’humeur du moment, se fait tour à tour salles- de concert, cantine, école, salon de musique ou de danse, galerie ou atelier. Pour la première fois, nous avons siroté un verre, assis avec des amis et mélomanes, autour d’une table ronde, devant ces musiciens qui jouaient Marais, comme au cabaret ou au fado. Nous avions récemment chroniqué la sortie du disque de ces Folias Americanas chez Paraty. Ceux qui l’ont déjà acquis retrouveront au concert la même atmosphère chaleureuse, spontanée, rugueuse, très colorée et terrienne. L’ingénieur du son avait rendu fidèlement l’esprit de ce programme et la vision ébouriffante de son chef franco-cubain Ronald Martin Alonso. On regrettera que l’une des gambiste, la fille du compositeur Calixto Álvarez, présente au disque, n’ait pas pu être des happy few ce soir-là.  Margaux Blanchard l’a hélas remplacée. Non que la célèbre gambiste démérite, mais ce projet et ce concert reflète une histoire très personnelles, celles des retrouvailles de trois amis gambistes, qui se sont connus il y a vingt ans, à Cuba, et il est touchant de célébrer cette amitié à trois violes, dans les deux suites que Marais leur dédia dans son IVème Livre (1717).

Le compositeur prétend qu’il s’agissait de la première fois que l’on osait pareille configuration : les deux suites à trois violes, deux violes égales, et une à la basse continue, constituent la 3ème partie de ce Livre. Marais écrit que cette formation “n’a point encore été faite en France” et précise même qu’on peut les remplacer par des dessus de violon ou de violes, des flûtes ou un trio de flûte, violon et viole. Le musicologue Jérôme Lejeune émet l’hypothèse toutefois que Marais ne fut pas le premier à composer de la sorte et que trois pièces manuscrites (cela fait symboliquement beaucoup de chiffres “3”) d’Antoine Forqueray auraient été les précurseurs…

Quoiqu’il en soit, en ce soir de la Saint Guénolé, sur cette scène détendue, l’Ensemble Vedado a fait mentir Alexandre Dumas, en nous démontrant avec décomplexion et inspiration que 20 ans après les mousquetaires ne sont ni unis, ni désabusés. 

Nous qui connaissions ces deux Suites à trois violes par le très nostalgique et superbe enregistrement du trop sous-estimé Jean-Louis Charbonnier dans son intégrale Marais (Pierre Verany, 1992), ou plus récemment par l’équilibre lumineux de l’Acheron (Arcana), quelle n’est pas notre surprise que d’entendre Marais sonner ainsi ! Nous nous répéterons, un peu, beaucoup et surtout passionnément : si ce Marais manque parfois de langueur et de spleen, de tristesse bleutée, de lisibilité dans le contrepoint, de silence, parfois même de justesse (osons-le dire), c’est un Marais profondément humain, poétique, incroyablement éloquent, d’une complicité espiègle. Un Marais fonceur, où les deux lignes de violes s’entrelacent en un “grand ballet” avec une égalité de duellistes : les harmoniques sont sensuelles, le discours des deux violes de dessus très equitablement mise en valeur entre les deux solistes (la première viole est tenue par Ronald Martin Alsonso, la 2ème viole est tenue alternativement par Margaux Blanchard pour la suite en sol majeur puis par Lixsania Fernández pour celle en ré majeur). Partageons quelques morceaux choisis qui nous ont ému : un très beau Caprice introductif pour la suite en sol majeur, tendre, très sensible, d’une fragilité touchante, où les lignes se mêlent avec une grande richesse harmonique fusionnant en un halo au-dessus d’une basse continue stable et ferme. La Musette et son double virtuose insistent sur l’aspect rustique. De la 2nde suite en ré majeur, on retiendra le généreux et opulent Prélude, troublant de chromatismes, une Courante énergique avec de beau passages en écho. On regrettera que les temps forts ne soient pas très marqués, que les pièces s’enchaînent avec une fluidité un peu pressée, sans se laisser aller à de plus longues respirations. Voici déjà une Sarabande veloutée et flottante, une Gigue d’une immédiateté souriante. Le clavecin de Jennifer Vera était timide ; le théorbe ou la guitare de Daniel de Morais bondissant, et dans les Folies Américaines, les percussions furent concurrencées par la viole de Ronald Martin Alonso qui tapait sur sa caisse lors du Boléro ! 

Panneau d’affichage des concerts de la Marbrerie © Muse Baroque, 2024

Quand bien même on le souhaiterait, nous ne nous étendrons guère sur les Folias Americanas du compositeur cubain Calixto Álvarez, qui réussit le tour de force de respecter le principe des brèves variations de Marais, mais en les déclinant avec des danses sud-américaines, avec un déconcertant naturel, et une continuité avec le Livre IV confondante. On admirera un Tango séducteur, une Bossa Nova sensuelle, une Vidalité particulièrement langoureuse, ou encore un Vals Campero bourré d’optimisme. Louons sans arrière-pensées ce face à face décomplexé entre le Versailles d’hier et la Cuba d’aujourd’hui, hymne à l’altérité et aux Goûts Réunis.

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 14 mars 2024
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