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Les malheurs de la guerre

Jacques Callot, eau-forte, Les Misères et les Malheurs de la guerre (1633°) deuxième état de la 11ème planche, la Pendaison – Source : Wikimedia Commons (détail)

En ces temps terribles, où les dures lois de la géopolitique et de la guerre de conquête retrouvent hélas leurs lettres de noblesse, nous ne savons qu’écrire. Nous aurions tant aimé nous réjouir de l’arrivée de ce printemps, de ces masques qui tombent, de ces rideaux cramoisis qui partout se relèvent, de cette fringale de vie et de joie musicales renouvelées. Hélas, c’est aussi un rideau de fer qui s’abat de nouveau sur l’Europe et une course à l’abîme qui nous rappelle comme le disait ironiquement Voltaire qu “un prince veut faire la guerre, et, croyant que Dieu est toujours pour les gros bataillons, il double le nombre de ses troupes (…) son voisin en fait autant pour lui résister; chaque prince de proche double aussi ses armées ; les campagnes sont donc ravagées du double” (Des Singularités de la Nature, Chap XXXVIII, Ignorances stupides et méprises funestes). La musique n’a guerre retenu les heurs et malheurs de la guerre, pour n’en retenir que les multitudes colorées d’un Van der Meulen paysagiste ou d’un van Blarenberghe miniaturiste. Et tandis que s’empilent les Te Deum, Idylle sur la Paix, Battaglie diverses de pacotille, et “A l’assaut, à l’assaut, aux armes, aux armes (…) la ville est prise” au bondissant élan, nous vous laisserons en la sobre compagnie d’un Callot et de Marguerite Yourcenar, en un humble et désolé hommage aux victimes de cette guerre de l’Est. 

“Une inquiétude qui ressemblait à de la gaieté poussait les gens à errer dans les rues croulantes. Du haut des remparts, ils jetaient curieusement les yeux sur la campagne ouverte où ils n’avaient pas accès, comme des passagers sur une mer dangereuse qui entoure leur barque ; les nausées de la faim étaient celles qu’on éprouve en s’aventurant au large. Hilzonde allait et venait sans cesse par les même venelles, les mêmes passages voûtés et les mêmes escaliers montant aux tourelles, tantôt seule, tantôt traînant par la main son enfant. Les cloches de la famine sonnaient dans sa tête vide ; elle se sentait légère, vive comme les oiseaux tournant sans arrêt entre les flèches d’église, défaillante, mais parfois comme une femme sur le point de jouir. Parfois, cassant un long glaçon suspendu à une poutre, elle ouvrait la bouche et suçait avec fraîcheur. Les gens autour d’elle semblaient ressentir la même périlleuse euphorie ; en dépit de querelles éclatant pour un quignon de pain, pour un choux pourri, une espèce de tendresse coulant des cœurs engluait en une seule masse ces miséreux et ses affamés. Depuis quelques temps, néanmoins, les mécontents osaient élever la voix, ; on ne tuait plus les tièdes, ils étaient trop. (…)
Des gens se vantaient d’avoir goûté du hérisson, du rat, ou pis encore, tout comme des bourgeois qu’on tenaient pour austères se targuaient tout à coup de fornications dont semblaient incapables ces squelettes et ces fantômes. On ne se cachait plus pour soulager les besoins du corps malade ; on avait par fatigue cessé d’enterrer les morts, mais le gel faisait des cadavres empilés dans les cours des choses propres qui ne sentaient pas. Personnes ne parlait des cas de peste qui se produiraient sans doute dès les premières tiédeurs d’avril ; on n’espérait pas durer jusque-là. Personne non plus ne mentionnait les travaux d’approches de l’ennemi, méthodiquement occupé à combler les douves, ni l’assaut qu’on croyait tout proche.” (Marguerite YOURCENAR, L’Œuvre au Noir, La Vie errante, La mort à Münster.)

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : Dernière modification: 12 juin 2022
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