Georg-Frederic HAENDEL (1785-1759)
Giulio Cesare in Egitto
Dramma per musica HWV 17, en trois actes, livret de Nicola Francesco Haym d’après Giacomo Francesco Bussani.
Laurence Zazzo (Giulio Cesare), Nathalie Dessay (Cleopatra), Isabel Leonard (Sesto), Varduhi Abrahamyan (Cornelia), Christophe Dumaux (Tolomeo), Nathan Berg (Achilla), Dominique Visse (Nireno), Aimery Lefèvre (Curio)
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Décors : Chantal Thomas
Dramaturgie et collaboration à la mise en scène : Agathe Mélinand
Lumières : Joël Adam
Chœur de l’Opéra National de Paris
Orchestre Le Concert d’Astrée
Direction : Emmanuelle Haïm
217′, 2 DVD ; Virgin Classics. Enregistrement public à l’Opéra Garnier en février 2011.[clear]
Giulio Cesare se signale comme l’œuvre la plus monumentale et la plus brillante de Haendel, dans laquelle les arias da capo « tubesques », perles du répertoire baroque, s’enchaînent à un tel rythme qu’ils semblent rebondir les uns contre les autres pendant près de quatre heures ! L’Egypte des derniers Ptolémées et de la fin de la République romaine constitue l’écrin exotique de cette intrigue politico-amoureuse où se déchaînent fantasmes, trahisons et inévitables rebondissements en tous genres. Un tel livret appelle des décors pharaoniques, hollywoodiens avant la lettre (on pense inévitablement au célèbre péplum starifiant Liz Taylor, qui illustre un épisode postérieur des aventures de Cléopâtre), afin que le plaisir de l’œil puisse s’ajouter au ravissement des oreilles. Et sur ce plan, qui constitue un volet majeur d’un enregistrement vidéo, force est de dire que la mise en scène de Laurent Pelly répond brillamment aux attentes. Certes la transposition consistant à faire revivre devant nos yeux un drame de l’Antiquité, ici en partant des décors d’un musée d’égyptologie (dus à Chantal Thomas), n’est pas vraiment originale tant elle a été utilisée dans des mises en scène antérieures (la recréation de la pièce à Garnier dans les années 1990 débutait par l’exploration d’égyptologues…). Mais elle est exploitée intelligemment, donnant lieu à de multiples clins d’œil : pour n’en citer que quelques-uns, les têtes de pierre qui déclament le chœur d’ouverture, les chanteurs emprisonnés dans leur cage de verre, les arrivées de bustes emmaillotés posés sur un transpalette ou suspendus à des cintres, ou l’immense statue de Pharaon depuis laquelle Cléopâtre nargue Tolomeo dans le « Non disperar chi sa ? ». Elle donne aussi un caractère plausible aux innombrables changements de décor « à vue » effectués par les pseudo-employés du musée. De leur côté, les costumes dans le goût de l’époque sont rehaussés de superbes parures qui semblent toutes droites sorties de la tombe de Toutankhamon, dont le recours au zoom de votre lecteur vidéo préféré saura vous révéler les moindres détails…Et chanteurs animent tous ce plateau avec beaucoup de naturel dans leurs déplacements, comme dans leur expression scénique en général.
Sous la baguette d’Emmanuelle Haïm, le Concert d’Astrée déploie les riches sonorités qui confèrent à l’oeuvre son caractère flamboyant. Il n’en perd pas pour autant le sens des nuances, allant parfois jusqu’à les accentuer très fortement (à la manière d’un clin d’œil ?), ce qui marque cette œuvre maintes fois enregistrée d’une touche très personnelle. Les passages dramatiques aux tempi plus lents sont particulièrement réussis en termes d’expressivité, et à l’inverse les scènes les plus enlevées sont emplies d’une sorte d’exaltation jubilatoire à laquelle le spectateur souscrit pleinement
Côté chanteurs, la Cléopâtre de Nathalie Dessay qui a d’ailleurs fait l’objet d’un récital dédié domine sans conteste l’ensemble de cette distribution de très bonne tenue. Impériale et goguenarde lorsqu’elle raille son frère (« Non disperar chi sa ?), aguicheuse à souhait pour séduire César après sa « livraison » sur un transpalette (« Tutto puo », noyé sous une avalanche de mélismes), déesse charmeuse en robe à panier XVIIIème pour le « V’adoro pupille », se jouant avec délices des ornements (ciselés par l’orchestre) du « Venere bella » pour mieux exprimer ensuite son désespoir dans un « Se pieta di me » (également superbement servi par l’orchestre), elle devient animal blessé prêt à mordre (« Piangero la sorte mia », aux beaux ornements filés). Son timbre cristallin fait merveille dans le délicat récitatif « Voi che mi fide ancelle », qui précède un « Da tempesta » éclatant dans une pyrotechnie d’ornements, à l’approche du final. Expressivité, aisance vocale soulignée par une projection assurée dans les aigus les plus périlleux, Nathalie Dessay est bien la grande Cléopâtre du moment.
Face à cette Cléopâtre de haut vol, Lawrence Zazzo pâlit nécessairement du rapprochement. Sa projection nettement plus réduite [Ndlr : le DVD reflète la réalité des représentations auxquelles nous avons assisté, ce pourquoi nous nous permettons cette remarque sinon peu pertinente en DVD du fait du montage et du réétalonnage], sa diction précise mais parfois au détriment de la fluidité le handicapent dans sa tentative d’incarner un Jules César à la hauteur de l’héritière des Ptolémées. Les rythmes trop rapides l’emportent à la limite de ses possibilités (le « Presto maï » de l’ouverture), le timbre manque de stabilité lorsque la diction s’étire trop (« Alma del gran Pompeo »), les ornements trop appuyés manquent de naturel (notamment dans l’air du chasseur « Va tacito e nascosto », malgré un superbe solo de cor), et l’invocation martiale « Al lampo del armi » manque décidément de vigueur martiale…Le « Aure, deh, per pieta » est plutôt décevant, avec des accents presque pleurnichards au final. Retenons cependant à son crédit une incontestable expressivité théâtrale, et quelques pages plus réussies : « Se in fiorito almeno prato » (dans un décor orientalisant puis devant un portrait géant de Haendel !) auquel répond un solo de violon stupéfiant de fantaisie, ou le duo final avec Cléopâtre (« Caro/ Bella »).
Isabel Leonard possède un timbre mat bienvenu pour incarner le rôle du jeune Sesto. Malgré des attaques bien franches (« Svegliatevi nel core »), son legato est un peu à la peine lorsque les tempi s’allongent (peut-être démesurément ?) dans le « Cara speme », bien que la diction demeure très soignée. On regrette aussi un certain manque de fluidité dans les ornements (« L’angue offeso mai riposa », abordé trop rapidement à notre sens). Mettons toutefois à son crédit une bonne expressivité.
La Cornelia de Varduhi Abrahamyan incarne la fierté altière de la veuve du grand Pompée, son timbre mat possède la couleur sombre de la douleur. Elle se montre émouvante à chacune de ses apparitions, et ce dès la première (« Priva d’ogni conforto »). Sa ligne de chant manque toutefois un peu de liant dans le beau « Nel tuo seno », et le « Non ha piu che tenere » manque un peu d’entrain. Retenons un « Deh piangete » à faire pleurer un crocodile du Nil (tout en cultivant deux miniscules palmiers en caisse !), et le duo très réussi avec Sesto au final du premier acte (« Son nata a lagrimar/ Son nato a sospirar »).
Dans son rôle-fétiche de Tolomeo repris de Glyndebourne 2005 , Christophe Dumaux force un peu ses traits, ce qui tend à rendre son expression artificielle (et ce dès le premier air, « L’impio, sleale »). Son timbre acide un peu décalé convient certes à merveille au tempérament de jouisseur cynique et vindicatif du dernier Ptolémée (« Se spietate il tuo rigore »), mais l’affect de sa voix nous retient d’applaudir pleinement à son « Belle dee », et son « Domero la tua fierezza » est un peu court de souffle. Créditons-le également d’une belle expressivité scénique dans les différentes situations qu’il affronte.
Pour sa part Nathan Berg nous a franchement déçus dans le rôle d’Achille : legato haché qui met à mal sa déclaration dans le « Tu sei il cor » émaillé par surcroît d’ornements inappropriés, éclats bruts amplifiés par un vibrato trop large dans le « Dal fulgor di questo spada ».
Si les courtes apparitions d’Aimery Lefèvre dans le rôle de Curio ne permettent pas réellement de porter une appréciation sur sa prestation, on ne saurait terminer cette chronique sans évoquer le réel talent de Dominique Visse dans le rôle de Nireno, dont le « Un fedel momento » qui ouvre le second acte constitue un véritable festival de mimiques et d’accents comiques, malgré un registre vocal limité.
Signalons au passage quelques suppressions d’airs (le « Tu la mia stella » de Cléopâtre au premier acte, ou le « Quel torrente » de Jules César au troisième acte), qui n’impactent pas la qualité globale de cette représentation. Les quelques réserves que nous avons pu émettre doivent en effet se mesurer à l’aune de la prestation hors pair de Nathalie Dessay (qui fera probablement date dans le rôle), et par comparaison avec la qualité des enregistrements (en intégrale ou en récital) réalisés par les meilleurs interprètes (Jacobs, Christie). Au total, un très beau spectacle visuel avec un plateau de haute tenue et un orchestre se jouant avec aisance de la partition, pour tous ceux qui n’auront pas eu la possibilité d’assister aux représentations.
Bruno Maury
Technique : captation sonore un peu assourdie par l’acoustique du Palais Garnier mais qui conserve une bonne dynamique ; captation vidéo intelligente (bonne alternance des plans larges et rapprochés, possibilités du zoom,…).