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Injonction divine (Mozart, Die Schuldigkeit des ersten Gebots, Perez, Deshayes, Mouaïssia, Kent, Il Caravaggio, Delaforge – Festival de Saint-Denis, 19 juin 2025)

© Festival de Saint-Denis/Christophe Fillieule

Wolfgang Amadeus MOZART
Die Schuldigkeit des ersten Gebots
(Le Devoir du Premier Commandement)

drame sacré sur un livret d’Ignatz Anton von Weiser, crée à Salzbourg en 1767

Rocio Perez, l’Esprit de la Justice, L’Esprit du Monde
Karine Deshayes, La Miséricorde
Alasdair Kent, L’Esprit du Christianisme
Jordan Mouaïssa, le Chrétien

Ensemble Il Caravaggio
Camille Delaforge, direction

Festival de Saint Denis, Basilique de Saint-Denis, jeudi 19 juin 2025

La musique serait-elle affaire de répétition ? L’affirmation peut paraître une évidence et clore la discussion, ou au contraire entrouvrir la porte vers l’exploration plus sinueuse des variations sur le thème. Car au polissage studieux avec mêmes musiciens et interprètes, la répétition peut s’aventurer sur la voix plus méandreuse de la variation, en reprenant une même œuvre tout, avec une distribution changée. Contrainte de calendrier ou réel choix artistique, il n’est pas rare de voir reprise une œuvre par le même ensemble, avec un plateau vocal radicalement différent d’une représentation à l’autre.

C’est ce soir la voix entreprise par Camille Delaforge et l’ensemble Il Caravaggio, qui devant le public du Festival de Saint-Denis reprennent Le Devoir du Premier Commandement (Die Schuldigkeit des ersten Gebots), après la représentation donnée en la Chapelle Royale du Château de Versailles en novembre dernier. Il y a dans une série de représentations quelque chose qui relève moins de la répétition que de la continuation, de l’approfondissement et dans le récent entretien qu’elle nous a accordée Camille Delaforge ne faisait pas mystère du plaisir qu’elle avait eu à donner d’une même œuvre tout une série de concerts (notamment pour Le Carnaval de Venise d’André Campra en ce début d’année civile). Et si les voutes un peu ternies de la nécropole royale remplacent les ors de la chapelle versaillaise, le lieu n’est, de loin, pas le seul changement opéré par la jeune cheffe et son ensemble, le plateau vocal s’avérant en grande partie renouvelé.

Et soulignons avant d’aller plus avant que la représentation de ce soir propose un livret d’accompagnement qui aurait mérité d’être enrichi, donnant la tessiture des chanteurs tout en omettant de préciser leur rôle, jetant aux oubliettes l’auteur du livret (que du coup nous nous permettons de reciter, Ignatz Anton von Weiser, un proche de la famille Mozart dont l’un des fils épousa une jeune femme, Theresia Haffner, dont le nom de famille ne sera pas étranger aux mozartiens admirateurs de sa trente-cinquième symphonie ou de la Sérénade Haffner, preuve que quelques détails peuvent s’avérer éclairants). De même, pour une œuvre à la frontière de l’oratorio et de l’opéra, en donner le texte du livret aurait permis au grand nombre de personnes découvrant l’œuvre de plus facilement en appréhender la richesse théologique. Une notice biographique sur les interprètes, aux renseignements d’ailleurs parfois datés, sert finalement peu à mettre l’œuvre en relief.

Mais cette réserve faite, Mozart reste et sans doute est-ce là l’essentiel. Camille Delaforge se remet à l’ouvrage avec la même fougue, la même envie et la même détermination, bien décidée à révéler au public de la Basilique dionysienne tout ce que cette œuvre, d’un Mozart juvénile ne comptant que onze printemps au moment de sa composition, nous dit déjà du grand compositeur qu’il est et du maître absolu qu’il deviendra. Un sens de l’attaque de cordes, de l’utilisation des cuivres, de la vocalité des personnages sur lequel nous nous sommes déjà penchés (voir notre compte-rendu du concert donné à Versailles et du disque paru chez Château de Versailles Spectacles) déjà admirable et qui préfigure déjà, augure surement, des grandes œuvres opératiques et liturgiques à venir.

Camille Delaforge © Festival de Saint-Denis/Christophe Fillieule

Si la direction, vive et inspirée de Camille Delaforge se retrouve à Saint-Denis comme à Versailles, le plateau vocal renouvelé s’avère un geste artistique, soulignant des aspects différents de l’œuvre entre les deux représentations.

La soprane espagnole Rocio Perez, remarquée Gilda dans le Rigoletto de Verdi, habituée de Mozart (Die Zauberflöte) et de quelques autres rôles compositions plus belcantistes offre aux rôles de l’Esprit de la Justice et de l’Esprit du Monde une tonalité plus opératique et surtout plus dix-neuvièmiste que Gwendoline Blondeel dans le même rôle à Versailles. Vocalement très affirmée, d’une projection sportive, Rocio Perez embrasse le rôle et l’emporte vers des accents lyriques qui soulignent la naissante dextérité du jeune Mozart dans ce domaine, même si en regard nous pouvons regretter un certain manque de solennité qui aurait sied au rôle, le personnage restant moins une incarnation qu’une allégorie dans la composition de Mozart. Un choix vocal qui met l’accent sur un aspect de la composition, au risque de détourner l’auditeur d’autres aspects de l’œuvre.

Karine Deshayes, sœur de Miséricorde insuffle au rôle tenu au disque par Adèle Charvet une profonde capacité d’incarnation, à la fois empathique et doloriste où s’exprime toute l’expérience de la mezzo, offrant une voix d’une belle projection, bien que les aigues paraissent par moments bien tendus et manquant un peu de souplesse. Mais dans le grand air du rôle, Ein ergrimmter Lowe brulett, Karine Deshayes délivre un moment poignant de vérité, totalement convaincante dans cet aria plus lyrique que religieux, grand moment expressif de l’oeuvre.

Rocio Perez © Festival de Saint-Denis/Christophe Fillieule

Seul rescapé de la distribution du disque, comme du concert de la Chapelle Royale, Jordan Mouaïssia, qui semble polir un peu plus son rôle. Autant ce dernier avait pu nous paraître par moment un peu vocalement en retrait en novembre, plus effacé que ses partenaires, autant ce soir il endosse le rôle du Chrétien, en proie au doute puis à une forme de rédemption, avec ce qu’il faut d’introspection, d’intériorité et de ferveur religieuse. Sa prestation dans le Jener Donnerworte Kraft grand moment implorant où la voix fait corp avec le trombone, dans une utilisation par le jeune compositeur aussi inspirée que pertinente, émeut, subjugue, et provoque un sourire de l’assistance, le long air à la lenteur structurée étant à chaque entame du trombone ponctué par les gazouillis d’un oiseau niché dans la voute de l’édifice et visiblement mélomane.

Alasdair Kent vient compléter le plateau vocal de ce soir, reprenant le rôle de l’Esprit du Christianisme, riche de nombreux récitatifs et d’un bel aria Manches Übel will zuweilen sur lequel se pose sa voix très architecturée, dénuée d’artifices et de maniérisme, parfaitement adéquate pour ce rôle essentiel à l’œuvre, qui est aussi et peut-être avant tout une grande réflexion sur la Foi.

En exhumant cette œuvre rare de Mozart, rarement jouée et à la discographie peu fournie, Camille Delaforge et Il Caravaggio remettent en lumière une œuvre de jeunesse de Mozart, qui si elle n’a pas encore l’ampleur et la maturité des œuvres postérieures est révélatrice du talent précoce et des ambitions musicales d’un compositeur qui révolutionnera l’approche de la composition.

 

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

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