Rédigé par 12 h 02 min CDs & DVDs, Critiques

Folies (W.F. Bach, C.P.E. Bach, Benda, The Age of Extremes, Il Pomo d’Oro, Corti – Arcana)

Georg Benda (1722-1795)
Concerto pour clavecin en fa mineur

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
12 Variations sur les Folies d’Espagne Wq 118/9

Wilhelm Friedmann Bach (1710-1784)
Sinfonia en ré mineur
Concerto pour clavecin en ré majeur Fk 41

Carl Philipp Emanuel Bach
Andante en do mineur (extraite de la Sonatina en do majeur Wq 103)

Georg Banda
Concerto pour clavecin en si mineur

Il Pomo d’Oro
Clavecin et direction Francesco Corti

1 CD digipack, Arcana / Outhere, enr. janvier 2024, 77’18.

L’on voit le titre et l’on frissonne : “l’âge des extrêmes” fait irrémédiablement songer à la première traduction française du magnifique essai historique d’Eric Hobsbawm sur le court XXe siècle de 1914 à 1991, siècle de carnage et de destruction, qui vit le suicide de l’Europe et la montée des extrémismes… Si ce n’est ce titre malvenu, fort heureusement, le contenu de cet enregistrement à l’illustration bondissante n’a pas grand chose à voir avec ces ténèbres et se tourne vers l’âge des Lumières. Et quelles lumières ! Pleins feux sur la ville avec Francesco Corti qui, après ses récentes affinités haendéliennes et italiennes (Scarlatti comme Frescobaldi) s’impose comme un artiste solaire, conjuguant l’excitation nerveuse des Allegros (à l’instar des tornades de l’Allegro di molto du concerto en fa mineur de Benda, à l enthousiasme communicatif) à de véritables plages de suspension d’une musicalité douce. Ces œuvres de l’Empfindsamkeit sonnent bien trop souvent trop curiales et mignonettes, tel un chant du signe du clavier perdu dans une virtuosité creuse. Ce serait confondre sentiment et sentimentalisme, états d’âme et galanterie. Corti et son orchestre ont réussi le pari qui n’allait pas de soi d’éviter toute lecture trop probe ou trop mièvre, et de se lancer dans une éloquente prise de risque, privilégiant une lecture toute personnelle, un peu labyrinthique, où l’auditeur s’égare souvent sur des chemins de traverses inédits. Le musicien sait à merveille faire ressortir les influences croisées, les reliefs, les contrastes, la fantaisie et les bizarreries. Derrière la facilité mélodique et le lyrisme constant, on goûte un savoir-faire contrapuntique et une filiation historique profonde. Ce n’est pas pour rien que les rares Variations sur les Folies d’Espagne de CPE Bach obtiennent une place de choix au programme… La première variation est respectueuse et poétique. Mais, dès la seconde variation, on vire dans l’expérimental, avec des dissonances surprenantes, une lecture ourlée dérangeante, parfois un peu malsaine, très articulée, capable de fusées scarlattiennes, comme d’égrener note à note, ou de plaquer ça et là de rageurs accords. Ce périple secouera tous les amateurs de Follie, repus des bien plus rassurantes acrobaties d’un Marais ou Vivaldi… La très noble Sinfonia de WF Bach débute par un Adagio nuagé, d’une sensualité rêveuse, où Il Pomo d’Oro et ses traversos croisent et décroisent un crépitement de rames le temps d’une balade à la fluidité évanescente. Après le bouillonnement de Benda, on admire cet orchestre protéiforme, capable d’une précision brutale dans les attaques tout comme de cette glissade aquarellée, aux contours indéfinis, à la pudeur veloutée. L’Allegro, plus robuste, un peu carré, permet certes de jouer sur un contraste marqué, mais sa fierté colorée ne renoue pas avec la magie du mouvement précédent.

Le Concerto pour clavecin en ré majeur Fk 41 laisse savourer un Andante d’une remarquable noblesse, où s’expriment à la fois des réminiscences d’un vocabulaire concertiste plus ancien, et quelques accents qui ne sont pas sans rappeler Porpora. Le clavecin de Corti (une copie d’un anonyme germanique de vers 1700), ductile, fluide, à l’abandon lyrique et naturel, y fait merveille. idem pour un Presto à la fois vif, aux basses charnues, mais finalement assez retenu, et qui plutôt qu’une course effrénée à l’audace, privilégie les ruptures de ton, les cassures entre sections, en une marqueterie assertive de pierres dures. On regrettera le tête à tête avorté de l’Andante de la Wq 103 de CPE Bach : amputé du reste de ses mouvements sur l’autel d’une galette déjà bien remplie. C’est trop ou trop peu : car ce long mouvement, au balancement tendre, où Francesco Corti se donne et se retient avec une délicatesse touchante, aux aigus perlés, et avec un art de l’ornementation absolument superbe de par leur précision (l’air de rien) et leur à-propos. 

Le concerti en si mineur de Benda clôt ce programme aussi varié que temporellement cohérent : on retrouve avec Benda cette puissance évocatrice, ce langage théâtral et extraverti, un brin espiègle, d’une brillance assumée, parfois à la lisière du classicisme, mais avec une fantaisie et des sautes d’humeur typiques de ce baroque tardif à l’imprévisible légèreté de l’être. Alors, faut-il saluer cet âge des extrêmes ? Profitons sans réserve et sans arrière-pensées de cette plongée intime dans l’ère des révolutions, et la passion de ce vocabulaire en transition, qui se cherche à tâtons. Vive les révolutions, musicales s’entend. 

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : excellent enregistrement, chaleureux et avec un bel équilibre entre le clavecin et l’orchestre (même si le clavecin est peut-être capté légèrement d’un peu trop loin).

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 6 février 2025
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