Entretien avec Jean-Christophe Frisch, directeur musical du Balkan Baroque Band & du Baroque Nomade
« Au bout d’un quart d’heure de répétition, ces musiciens ont tous compris qu’ils pourraient faire ensemble de la musique baroque à un niveau inimaginable pour chacun dans leur pays. »
Nous arrivons cinq minutes en retard, et le voilà, souriant et détendu, déjà attablé à la terrasse, nous épargnant d’un « j’ai failli attendre » louis-quatorzien, surveillant du coin de l’œil son vélo. « Balkan Baroque Band », ou « BBB », à la façon des sigles effarants des agences de notation, voilà un nom qui sonne comme une aventure pour ce baroqueux nomade qui est allé assembler une nouvelle phalange, porteuse d’espoir quant à la réconciliation de cette région si récemment blessée, et qui contribuera – espérons-le – à semer les graines de la révolution baroque là-bas. Chronique de la naissance d’un orchestre.
Muse Baroque : Comment est né cet ensemble constitué de musiciens provenant de différents pays des Balkans ?
Jean-Christophe Frisch : la création visible a été le concert de novembre 2010 à Thessalonique, mais naturellement, avant d’en arriver là, il y a eu une longue phase de sélection des musiciens et de constitution de l’orchestre… Cela a commencé par une demande des musiciens roumains du Codex Caioni (Arion, 2007) qui souhaitaient que je rassemble un orchestre baroque roumain. J’étais toutefois réticent en raison de la difficulté à trouver suffisamment de musiciens roumains baroques de bon niveau.
Tout s’est ensuite déroulé de fil en aiguille. Nous avions à un moment besoin d’un théorbiste, et c’est ainsi que nous a été présenté Andrej Jovanic, né à Belgrade, mais qui se produit avec l’ensemble la Follia de Timisoara en Roumanie. C’est ainsi par contacts successifs que nous avons appris l’existence de formidables musiciens, en Grèce, en Croatie…
Le saut a été franchi grâce à Jean-Louis Gavatorta de Culturesfrance [1].
M.B. : Plus précisément, comment avez-vous procédé au recrutement ? Y at-il eu des auditions sur place, des quotas par pays (d’ailleurs, lesquels puisqu’il y a différentes acceptions de la zone des Balkans) ?
J-C. F. : Les limites géographiques du BBB sont assez bien définies : ce sont les Balkans, grosso modo de la Grèce à la Hongrie, de la Croatie à la Bulgarie [2]. Pendant un an, nous avons activé nos réseaux, contacté les ambassades, les musicologues, les conservatoires locaux. Il y a eu de nombreux échanges informels. C’est ainsi que nous avons pu entamer un processus classique de recrutement, avec envoi de CV, puis des auditions. J’ai aussi veillé à ce qu’il y ait un réel équilibre les États représentés, ainsi qu’entre les hommes et les femmes.
M.B. : Quels étaient les profils recherchés ?
J-C. F. : Je cherchais des musiciens professionnels sur instruments d’époque. Souvent les instrumentistes sélectionnés ont étudié à l’étranger avant de rentrer dans leurs pays. Par exemple, le violoniste Ivan Iliev étudie actuellement avec Lucy van Dael à Amsterdam, le violoncelliste Iason Ianou a travaillé avec Susan Sheppard au Trinity College of Music à Londres… Il n’y a donc pas de soucis liés à la connaissance du style, des phrasés, des ornements. Il n’y a pas de musiciens-chercheurs dans l’ensemble. Ces musiciens sont jeunes, la trentaine pour la plupart, ce qui est logique au vu du développement du mouvement baroque. Ce sont des pionniers et des militants, l’esprit curieux, tout comme les Kuijken ou Harnoncourt l’étaient autrefois !
M.B. : Mais du fait de l’état encore en devenir de la musique baroque dans ces pays, vos musiciens jouent-ils la majorité du temps dans des formations modernes ?
J-C. F. : Oui, c’est souvent le cas, les deux tiers des musiciens du BBB continuent également de jouer sur instruments modernes. Je prends l’exemple de l’altiste Vlatka Peljhan. Elle est en réalité le premier violon de l’opéra de Zagreb, premier alto de l’Ensemble Baroque de Croatie, et membre de l’Ensemble Harmonia Antiqua Labacensis. Il est toutefois vrai que les pays des Balkans n’ont pas encore fait leur « révolution baroque », même si la Croatie, la Roumanie et la Grèce sont un peu plus en avance sur les autres pays de la zone, en termes d’enseignement et de pratique.
M.B. : Concrètement, d’un point de vue musical, qu’est-ce que le parcours et l’origine de ces musiciens apportent de particulier ?
J-C. F. : Ce sont des pays où la musique est une tradition vivante, où tel musicien « classique » va ensuite jouer de la musique populaire, tout comme au XVIIème siècle où on jouera un menuet dans une auberge, un concerto au café. Mais alors que les musiciens sont imprégnés de cette culture musicale quotidienne, orale, ils ont pris le réflexe de cloisonner strictement les répertoires… jusqu’à ce que je leur suggère de réinsuffler des éléments de ce langage, de faires des liens qu’ils n’auraient pas osés nouer eux-mêmes.
M.B. : Y a-t-il déjà une identité forte du BBB ?
J-C. F. : Au bout d’un quart d’heure de répétition, ces musiciens ont tous compris qu’ils pourraient faire ensemble de la musique baroque à un niveau inimaginable pour chacun dans leur pays. Et je n’ai jamais, jamais jusqu’ici travaillé avec des artistes aussi sérieux et rigoureux que ceux-là. La méfiance et les cicatrices d’une histoire récente, et meurtrie, ne se sont pas du tout senties au sein du BBB, mais parfois au niveau des institutionnels.
M.B. : Et au niveau du financement, cette création du BBB a-t-elle soulevé des problèmes par ces temps de crise ?
C’est grâce au mécénat de la Fondation BNP Paribas, qui soutient mes travaux depuis 2007, que le lancement de ce projet, les voyages, le premier concert ont été rendus possibles. Naturellement, le but est de s’affranchir petit à petit de ce coup de pouce initial, de parvenir à un équilibre économique propre. Mais nous aurons toujours besoin de soutiens institutionnels et privés. Sans cela aucun orchestre ne peut exister.
M.B. : Le BBB se consacrera t-il uniquement à la musique de la fin du XVIIème, début du XVIIIème siècle ? Y aura-t-il un chœur associé ?
J-C. F. : C’est un orchestre qui couvrira les productions de Lully à Mozart. Avant cela, il n’y avait pas véritablement de notion d’orchestre. Nous sommes déjà 19, et à terme je souhaiterai que l’on atteigne 25 musiciens, il nous manque encore les trompettes et les cors, deux bassons, sans compter la nécessité d’un vivier pour les remplacements. Nous avons des projets pédagogiques pour le chant. Pour le concert du 7 juin, notre première violoniste croate ayant eu un heureux évènement, elle sera remplacée par Sherman Plesner, qui est mon violon solo depuis 10 ans. Elle sait donc parfaitement ce que je recherche, connaît ma manière de travailler, ce qui permettra de structurer la sonorité de l’orchestre.
M.B. : Et en ce qui concerne le répertoire ? Vous avez sélectionné de grands « tubes » baroques : Bach, Haendel, Lully, Scarlatti…
J-C. F. : Oui, tout à fait. Je suis tout à fait hostile à cette idée selon laquelle il faut laisser aux Français la musique de Lully, aux Italiens Vivaldi, et être luthérien pour jouer Bach. Il y a eu tant de changements au cours des siècles, quand on pense qu’à notre époque, l’Italie était le pays le plus organisé d’Europe, et l’Allemagne le plus brouillon… Il n’y a pas de raison pour le BBB de ne pas s’approprier le « grand répertoire » et d’être aussi légitime pour le jouer que n’importe quel autre orchestre baroque.
M.B. : Naturellement, s’aventurer dans un domaine si connu, où abondent les versions de référence est aussi une gageure.
J-C. F. : Le programme que j’ai conçu est un programme pour le plaisir : une suite tirée d’Armide de Lully, un concerto grosso d’Haendel, le spectaculaire In Furore de Vivaldi… Il est si rare aujourd’hui d’entendre ces programmes mélangés, qui sont écartés au profit de thématiques plus « savantes », plus spécialisées. Après mes travaux sur la musique des jésuites en Chine ou encore le Codex Caioni, je crois n’avoir plus rien à prouver, et l’on ne saurait ma taxer de facilité. Et vous avez raison, jouer avec le BBB qui est encore un ensemble jeune et en devenir ces œuvres connues, en bénéficiant de 3 jours de répétition avant le concert, relève d’un haut niveau d’exigence.
M.B. : Il y aura tout de même une Sinfonia plus rare d’un certain Amandus Ivancic.
J-C. F. : Pour profiter du répertoire local, et montrer que l’Europe de l’époque ne s’arrêtait pas au rideau de fer. Les frontières sont si mouvantes, savez-vous que les échanges ont été nombreux et féconds avec l’Empire ottoman ? Qu’un Turc a même découvert la viole d’amour lors du deuxième siège de Vienne et qu’elle a été intégrée – un temps – à leur instrumentarium ? Pour en revenir à Ivancic, il s’agit d’un musicien croate, au style préclassique, qui rappelle un peu Galuppi. Ce sont les musiciens croates qui me l’ont proposé, il subsiste peu de détails de sa carrière, au cours de laquelle il a composé beaucoup de musique sacrée. Le premier mouvement à la turque est remarquable.
M.B. : est-ce que vous avez tout de même l’intention de continuer d’explorer ce répertoire d’Europe de l’Est ? Une parution discographique est-elle envisagée ?
J-C. F. : J’ai l’intention d’abord de rester un moment sur le même répertoire, afin d’affirmer et de consolider les caractéristiques et l’identité du BBB, de lui apporter une solidité artistique et économique. Mais qui sait à terme volera t-il de ses propres ailes : je ne me considère pas comme son propriétaire… Nous avons un projet de disque pour 2013, mais il reste environ 50 000 euros de financement à trouver.
M.B. : Jean-Christophe Frisch, merci beaucoup pour cet entretien.
Propos recueillis par Viet-Linh NGUYEN le 25 mai 2011.
[1] NdlR : l’opérateur délégué du Ministère des Affaires étrangères né de la fusion entre l’AFAA (Association française d’action artistique) et l’ADPF (Association pour la diffusion de la pensée française), dont le rôle consiste à promouvoir les échanges culturels internationaux et l’aide au développement.
[2] NdlR : l’expression Balkans désignait à l’origine la région bas-danubienne et balkanique, sans même la Hongrie, au sens strict actuel, elle n’inclut que les territoires au Sud du Danube.