“Et des larmes se font entendre dans la harpe que je touche” (Pétrarque)

Les Accords Nouveaux © Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay, 2025
L’art de cour et de salon – Autriche
Johann Kropfgans (1708-1770)
Divertimento en fa majeur
Adam Falckenhagen (1697-1754)
Duetto en fa majeur
Jean-Baptiste Krumpholtz (1742-1790)
Sonate n°1 en si bémol majeur
Joseph Haydn (1732-1809)
Cassation en si bémol majeur
Johann Kropfgans
Divertimento en si bémol majeur
Adam Falckenhagen
Sonate pour luth en mi bémol majeur
Joseph Haydn
Cassation en do majeur
Les Accords Nouveaux :
Pernelle Mazorati, harpe
Thomas Vincent, luth
Salle Monteverdi, 15h00
Il pleut des cordes à Ambronay en ce dimanche 21 ! Après deux jours d’un soleil radieux venant prolonger la torpeur estivale des trombes d’eaux s’abattent sur l’abbaye, les chaises longues se replient, la lumière s’estompe et les instruments se raccordent au gré de ce brusque changement de température et de taux d’humidité.
D’autres cordes ruissellent en effet, celles du duo Les Accords Nouveaux, révélation Jeunes Talents d’Ambronay, dans lequel Pernelle Mazorati à la harpe et Thomas Vincent au luth nous emportent dans une scintillante pluie de notes vers les confins autrichiens de l’Empire, à la découverte d’œuvres écrites pour ce duo d’instrument ou le plus souvent transcrites pour ceux-ci à partir d’œuvres pour instruments et/ou effectifs différents. Autant de petites pièces, Divertimento et Cassation sur lesquelles nous nous plaisons à retrouver le charme à la fois pastoral et courtois de ces deux instruments, dont les tonalités se déclinent aussi bien dans la musique de cour que dans celle de fête de village. Et reconnaissons aussi que la harpe est l’un des instruments les plus élégants qui soit à jouer.
Les Accords Nouveaux, dont le premier disque, Oscillations est sorti il y a de cela quelques mois (Oktav records) a la curiosité, et nous disons même le bon goût, d’aller explorer les œuvres de quelques compositeurs confidentiels, révélant au passage quelques forts sympathiques morceaux à l’exemple de l’introductif Divertimento en fa majeur de Johann Kropfgans (1708-1770), issu d’une famille de luthiste originaire de Breslau (Pologne actuelle) et qui, élève de Sylvius Leopold Weiss (1687-1750), autre maître du luth, rencontra Bach en 1739. Son Divertimento en fa majeur, léger, entraînant, avec ses airs de contredanse, exécuté de manière fluide et déliée par les deux instrumentistes est un bel exemple du style galant de cette musique de cour de la fin de la période baroque, qui par légèreté apparaîtra parfois sans prétention, arrivant à faire oublier, peut-être à ses dépens, la complexité de sa structure. Une fluidité générale, un accord, pour ne pas dire une complicité entre les deux instrumentistes dont la maturité de jeu, pas si fréquente pour un jeune ensemble, rend cette pièce d’une grâce de chaque instant, tout comme ce sera aussi le cas un peu plus tard en suite de programme de l’autre œuvre de Johann Kropgans, un Divertimento en si bémol majeur dans lequel nous retrouvons le charme élégant du premier morceau.
Changement de registre, ou presque avec le Duetto en fa majeur de Adam Falkenhagen (1697-1754), né à Leipzig, lui aussi élève de Sylvius Leopold Weiss et qui exerça principalement aux cours de Weimar et de Bayreuth (où il devait d’ailleurs décéder). Si l’essentiel de ses compositions s’inscrit également dans la musique de cour, ce Duetto surprendra par sa complexité, sa structure étagée, son rythme enlevé, les ruptures et réponses entre les deux instruments, contribuant à faire de cette pièce un très bel exemple des capacités propres de chaque instrument, de leur charme mutuel et de la capacité des instrumentistes à les faire vivre. Assurément l’un des moments les plus intéressants de ce concert et pièce plus intéressante que l’autre composition de Falkenhagen présentée en suite de programme, sa Sonate pour luth en mi bémol majeur, jouée par Thomas Vincent, et qui nous apparaît comme plaisante quoique plus conventionnelle.
Jean-Baptiste Krumpholtz (1742-1790) composa lui essentiellement pour la harpe, instrument dont il jouait lui-même en activité majeure à ses compositions. Ce qui explique que pour cette Sonate n°1 en si bémol majeur Thomas Vincent s’éclipse pour laisser le champ libre au seul jeu de Pernelle Mazorati dans une composition sur laquelle Jean-Baptiste Krumpholtz, originaire de Bohème, se fait tour à tour mélancolique, ou enjoué et sautillant, comme cherchant à démontrer à la fois les capacités d’expressivité sentimentale de son instrument et à sonder l’âme de Bohème, comme un prélude, une esquisse des sentiments exprimés par la suite sur cette région par Schubert ou Brahms. Et ce n’est pas tout à fait par hasard que nous osons un tel pont entre les genres musicaux. Malgré un décès aussi tragique que prématuré (il se suicida en se jetant dans la Seine, du haut du Pont-Neuf, suite à une rupture sentimentale d’avec son épouse[1]), Krumpholtz – qui passa une partie de son enfance à Paris puis étudia notamment à Vienne avant de collaborer avec Joseph Haydn ou de participer avec Sébastien Erard à la naissance de la harpe moderne – est aussi représentatif d’un certain cosmopolitisme dans la musique de la toute fin de l’époque baroque et des échanges intenses menant à la période classique. Il est d’ailleurs à noter que son frère, Wenzel Krumpholtz (1750-1817), violoniste, fut l’un des amis du jeune Ludwig von Beethoven.
Et puisque nous avons cité Joseph Haydn, continuons avec lui, tant il détonne presque dans ce programme par la notoriété de son nom. Deux œuvres, deux Cassation, à la fois transcription et réduction, viennent ponctuer le programme de la soirée. Deux œuvres de jeunesse de Joseph Haydn où se distinguent déjà sa rigueur de composition et son sens de la maitrise rythmique, très métronomique, comme une ébauche, déjà très maitrisée des grandes œuvres symphoniques à venir.
Par ce programme savamment composé et très pertinent, l’ensemble Les Accords Nouveaux expose un art déjà bien consommé. A suivre assuréement.
[1] Anne-Marie Steckler (1766-1813), elle-même harpiste, puis pianiste. Elle délaisse Krumpholtz pour un autre compositeur originaire de Bohême, Jan Ladislav Dussek (1760-1812), harpiste et pianiste. Compositeur essentiellement pour piano.

Mariana Flores et la Cappella Mediteranea © Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay, 2025
Le Donne di Cavalli
Giulio Caccini (1551-1618)
Amarilli, mia bella
Francesco Cavalli (1602-1676)
Mira questi due lumi, extrait de Le nozze di Teti e di Peleo
Antonia Bembo (1640-1720)
M’ingannasti in verita, extrait des Produzioni armoniche consacrate a Luigi XIV
Francesco Cavalli
Dimmi, Amor, che faro, extrait de L’Oristeo
Biagio Marini (1594-1663)
La Romanesca
Barbara Strozzi (1619-1677)
Lagrime mie
Francesco Cavalli
Sinfonia della Notte, extrait de L’Egisto
Barbara Strozzi
Che si puo fare
Tomas de Torrejon y Velasco (1644-1728)
No hay que decirle el primor
Tarquinio Merula (1595-1665)
Aria sopra la cieccona
Barbara Strozzi
L’amante segreto, E pazzo il moi core
Dario Castello (1602-1631)
Sonata seconda a soprano solo, extrait des Sonate concertate in stil moderno, libro secondo
Francesco Cavalli
E vuol dunque Ciprigna, extrait de Ercole Amante
Cappella Mediterranea :
Mariana Flores, soprano
Margaux Blanchard, viole de gambe
Anaïs Ramage, basson et flûte à bec
Monica Pustilnik, archiluth
Quito Gato, théorbe et guitare baroque
Marina Bonetti, harpe
Leonardo García-Alarcón, orgue et direction
Abbatiale d’Ambronay, 17h00
Prenons les mêmes et recommençons… Il faudrait plutôt écrire “poursuivons” ! Poursuivons ce qui fut aussi l’une des grandes forces de la Cappella Mediterranea, à savoir la capacité à faire ressurgir des œuvres et des compositeurs délaissés, à marier des influences, à rouvrir le livre de pages mises de côté mais essentielles de l’histoire de la musique. N’égrenons pas une litanie forcément un peu nostalgique et mythifiée des projets de Leonardo García-Alarcón durant ces vingt dernières années et restons dans la vitalité d’un présent qui à bien des égards n’est que prémices des ravissements à venir. Car oui, il se pourrait bien que le chef argentin et ses musiciens ne nous préparent quelques échappées nouvelles.
Les vingt ans de la Cappella Mediterranea marquent aussi les vingt ans de la rencontre entre Leonardo García-Alarcón et la soprane Mariana Flores, devenue son épouse. Une rencontre qui ne pouvait rester dans l’ombre et quitte à fêter ce double évènement, autant s’offrir les charmes d’un récital Mariana Florès qui ces deux dernières décennies a multiplié les projets, et pas seulement avec la Cappella, pour s’imposer comme une voix reconnue du répertoire lyrique baroque et plus particulièrement de la musique italienne du dix-septième siècle, on lui doit de merveilleux enregistrements de Monteverdi, Cavalli, D’India…
C’est justement à la redécouverte de quelques-unes de ces pages que nous convie le programme de ce soir, conçu comme une ode et un hommage à la figure du vénitien Francesco Cavalli (1602-1676) qui après Monteverdi fera entrer l’opéra italien dans une nouvelle ère, plus mélodieuse, plus légère et fastueuse[1]. Une nouvelle modernité qui devait influencer bien des suiveurs…et quelques suiveuses non moins dépourvues de talents. Et c’est essentiellement autour de ces femmes compositrices, qui dans le sillage de Cavalli firent resplendir les compositions lyriques de la fin du dix-septième siècle que se concentre le programme, remettant à l’honneur la figure de Barbara Strozzi (1619-1677), mais aussi la plus méconnue Antonia Bembo (1640-1720) dont Leonardo Garcia Alarcon recréera la saison prochaine la rare Ercole Amante[2], opéra de 1707 composé sur le même livret que l’œuvre éponyme de son maître, Francesco Cavalli.
Vénitienne exilée en France à la cour de Louis XIV à la suite de problèmes conjugaux, Antonia Bembo développa sous la protection du Roi de France aux influences italiennes certaines, matinées d’une capacité certaine à se fondre dans les codes de la musique de cour versaillaise. Un syncrétisme musical intéressant à défaut d’être totalement subjuguant que l’on retrouve dans le M’ingannasti in Verità, extrait des Produzioni armoniche consacrate a Luigi XIV, mettant bien en valeur la voix de Marianna Flores, mais ne détonnant pas par sa richesse mélodique.
Et quitte à mettre en valeur une figure féminine, autant tendre vers des valeurs plus éprouvées, à l’exemple de Barbara Stozzi dont l’art madrigalesque affirmé est particulièrement mis en valeur par la soprane sur le Che si puo fare ou sur le classique Lagrime mie. Mais c’est bien sur le nuancé E pazzo il mio core, tiré de L’amante segreto que l’on ira chercher l’exemple le plus marquant de la richesse de composition et de l’inventivité mélodique de la compositrice italienne.
La Cappella Mediterranea s’est rassemblée en formation réduite autour de quelques fidèles compagnons de route avec beaucoup de cordes pincées, à l’instar du théorbiste et guitariste Quito Gato qui se délecte de quelques détours vers des compositeurs confidentiels, Biago Marini (1594-1663), violoniste et élève de Monteverdi, pour une Romanesca d’une légèreté enjouée, ou le plus connu Tarquinio Merula ( 1595-1665) dont l’Aria sopra la cieccona permet d’apprécier le très bel accompagnement viole, théorbe et flûte de la Cappella Mediterranea sur ce morceau. Complice de la formation depuis (presque) sa création, la violiste Margaux Blanchard, dont le son à la fois grainé, boisé et légèrement caverneux de l’instrument séduit toujours autant, nous offre avec la Sonata seconda a soprano solo de Dario Castello (1602-1631) un moment de grâce, une composition inventive, moderne, mettant subtilement en avant l’expressivité sentimentale de l’instrument tout comme la variété technique dont il est capable.
Une galerie de compositeurs dont ne pouvait être exclu la figure tutélaire de Francesco Cavalli dont la voix projetée, aux aigus saillants et la diction déterminée de Mariana Flores rend un bel hommage sur quelques arias tirés de ses œuvres majeures, le Mira questi due lumi, de Le nozze di Teti e di Peleo, le Dimni, Amor, che Faro de L’Oristeo, souple et enlevé, sans oublier la Sinfonia della Notte de L’Egisto, là aussi avec un très bel accompagnement de Margaux Blanchard et E vuol dunque Ciprigna extrait du classique Ercole Amante, terminant ce récital conçu comme un portrait de la musique vénitienne dans ce qu’elle eu peut-être de plus inventif, du moins de plus sincère. Une musique vitale, jamais maniérée ni enflée et sur laquelle Mariana Flores comme Leonardo García-Alarcón semblent trouver matière à leur expression la plus sincère, pour la clôture de ce second week-end de festival.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Soulignons que ce programme reprend pour partie des morceaux gravés sur le récital Rebirth de Sonya Yoncheva en 2021, déjà avec la Cappella Mediterranea (Sony)
[2] A l’Opera Bastille du 28 mai au 14 juin 2026.
Étiquettes : Ambronay, Barbara Strozzi, Bembo Antonia, Blanchard Margaux, Caccini Giulio, Cappella Mediterranea, Castello Dario, Falckenhagen Adam, Flores Mariana, Francesco Cavalli, Garcia-Alarcon Leonardo, Haydn, Kropfgans Johann, Krumpholtz Jean-Baptiste, Les Accords Nouveaux, Marini Biagio, Mazorati Pernelle, Tarquinio Merula, Torrejon y Velasco, Vincent Thomas Dernière modification: 6 octobre 2025