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6 janvier 2014

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"Une grandeur sauvage [...]
entièrement hors du commun" :
Charles Burney analyse
Orlando de Haendel (1789)

Ludovico Ariosto dit l'Arioste,
Portrait gravé par C.
Orsolini,
frontispice de
l'édition in-folio du Roland Furieux parue chez Stefano Orlandini à
Venice en 1730. D.R.
De 1776 à 1789, Charles Burney,
musicologue et musicien, fit paraître sa monumentale Histoire générale de
la Musique (A
General History of Music) sur laquelle il travaillait depuis 1769 et pour
laquelle il effectua un voyage d'étude de 6 mois en France et en Italie.
Fidèle à l'esprit encyclopédiste des Lumières, l'auteur tente de retracer en
une vaste fresque analytique l'histoire de la musique européenne depuis
l'Antiquité grecque. C'est en particulier le quatrième et dernier volume, où
l'on retrouve notamment les parties consacrées à Bach et Haendel qui fut le
plus controversé. Burney y affirme sa préférence pour la musique de son
temps, et porte un regard intéressé mais sévère sur les derniers grands
compositeurs baroques. Forkel, le premier
biographe de Bach, attaqua d'ailleurs l'ouvrage de
Burney pour son traitement parfois éminemment partial et subjectif de
celui-ci. Ces jugements ont aujourd'hui une grande valeur documentaire,
puisqu'ils reflètent l'état d'esprit des élites de l'époque, provenant d'un
homme bien introduit, qui joua du violon dans l'orchestre de Haendel,
entendit Frédéric le Grand à la flûte, et conversa avec les têtes couronnées
d'Europe. Enfin, il doit être noté que bien qu'elle constitue la première
tentative de synthèse de ce type commencée, l'Histoire générale de la
Musique de Burney fut complétée seulement après celle de Hawkins.
L'extrait suivant,
issu du
volume IV (1789),
reproduit intégralement le passage concernant l'Orlando de Haendel,
sans doute son opéra le plus audacieux par sa facture. Le titre a été ajouté
par nos soins, de même que le rappel de la distribution originale, en vue
d'un meilleur confort de lecture. Certaines notes ont été insérées dans le
texte entre crochets [...] afin d'éviter de fastidieux renvois en bas de
page.
M.B.

ORLANDO DE Mr. G-F HAENDEL
Opéra (HWV 31) en trois
actes, terminé le 20 novembre 1732, créé à Londres au Haymarket, le 27
janvier 1733, lors de la quatrième saison de la Nouvelle Académie.
Distribution originale
Orlando : Francesco
Bernardi ("il Senesino"), castrat alto
Angelica : Anna Maria
Strada del Po, soprano
Medoro : Francesca
Bertolli, contralto (rôle travesti)
Dorinda : Celeste Resse-Gimondin
soprano buffa
Zoroastro : Antonio
Montagnana, basse
"Le 23 janvier 1733 [27
en fait], Haendel mit au théâtre un nouvel opéra intitulé Orlando, dont
le livret avait été écrit à l'origine par Braccioli en 1713 et d'abord
mis en musique par Akberto Ristori [en réalité, Haendel s'est basé sur
le livret homonyme de Capeci en 1711 écrit pour Alessandro Scarlatti].
D'autres maîtres en refirent ensuite la musique, particulièrement Orazio
Pollaroli, en 1725, et Vivaldi, en 1727, pour Venise. L'ouvrage donné à
Rome était entièrement composé par Haendel, qui en termina la partition,
selon sa propre indication manuscrite, le 20 novembre 1732.
L'Ouverture,
quoiqu'il s'agisse d'une excellente composition, n'a jamais reçu
beaucoup d'éloges, ni été très souvent jouée. Ce préjugé aurait pu
s'expliquer par l'absence d'un troisième mouvement [généralement en
forme de danse], car il est des auditeurs qui, incapables de suivre un
compositeur dans le labyrinthe des modulations savantes et de l'écriture
à beaucoup de parties, n'écoutent jamais que l'air de la mélodie
principale ; mais ce reproche serait injustifié, car l'Ouverture se
termine sur une gigue aussi gaie et aérienne que possible. La raison
pour laquelle on ne joue que rarement cette Ouverture tient bien plutôt
à sa tonalité de Fa dièse mineur, qui la rend d'une exécution difficile.
Dans le premier mouvement où les deux violons s'engagent dans une fugue
selon les règles, le sujet apparaît renversé à la basse. Cet artifice
ingénieux revient encore dans une autre tonalité, avant la conclusion du
mouvement. La fugue est claire et magistrale ; mais, comme elle est à
trois temps et qu’on y trouve ni contre-sujet ni passages obligés pour
les hautbois, elle semble manquer d’animation, de dignité et de variété
en comparaison avec la plupart des fugues de Haendel dans la mesure à
quatre temps.
La première scène
s’ouvre par un beau récitatif accompagné pour Montagnana [Zoroastro], a
tempo, semblable à une aria parlante, ("Gioroglifici eterni") ; le
philosophe persan Zoroastro, dans une scène nocturne, y est présenté en
train de méditer sur le mouvement des corps célestes. La musique de
cette scène, qui n'a pas été imprimée, a une grandeur sauvage qui la
place entièrement hors du commun. Vient ensuite une cavatine charmante
pour Senesino [Orlando] ("Stimulato dalla gloria") sans autre
accompagnement que celui d'un violoncelle. Montagna a l'air suivant, "Lascia
Amor", à huit parties, qui est plein de flamme et riche en procédés de
toute sorte ; l'accompagnement de violons, cependant, abonde en passages
rapides qui sont d'une exécution malaisée, sans produire d'effet
particulier. Après quoi il y a un autre récitatif accompagné suivi d'un
air agréable, "Non fu già" pour Senesino.
Nous avons ensuite
un nouveau récitatif accompagné, servant d'introduction à un air
pastoral plein d'innocence, "Ho un certo rossore", pour la Signora
Celeste, qui tenait un rôle secondaire. C'est ensuite un air agréable, "Ritornava
al suo bel viso", en dialogue entre Strada et Bertolli. Puis viennent
deux airs, l'un vif pour Strada, "Chi possessore è", l'autre plaintif
pour Bertolli, "Se il cor". L'air suivant, "O care parolette", est
extrêmement gai et plaisant ; il est suivi par un air lent pour Strada,
"Se fedel", d'une grande élégance. Senesino a ensuite un air très animé,
"Fammi combatter", et le premier acte se termine sur un charmant trio,
"Consolati o bella".
L'air pastoral "Quando
spieghi" par lequel commence le deuxième acte est élégant et agréable au
plus haut point ; destiné à Celeste, il semble requérir davantage de
capacités d'exécution que l'on n'en trouve généralement chez une
chanteuse de deuxième ou de troisième ordre. L'air suivant, "Se mi ri
volga", une belle sicilienne, était encore pour Celeste. Puis Senesino
avait un air plein de flamme et de passion, "Cielo ! Se tu", propre à
mettre en valeur tous ses talents d'acteur et de virtuose. Vient ensuite
un admirable air de basse pour Montagnana, dans un style différent de la
plupart des airs qui l'ont rendu célèbre. Ce morceau est suivi par
"Verdi allori", pour Bertolli, un air alla siciliana très gracieux et
plaisant, et par deux airs dans des styles très différents, tous deux
pour Strada : le premier, animé, "Non potrà dirmi", avec des roulades
exigeant une agilité considérable ; l'autre, "Verdi piante", pathétique
et richement accompagné. La scène finale de cet acte, tout entière
consacrée à dépeindre la folie d'Orlando, dans une suite de récitatifs
accompagnés et d'airs aux mètres les plus variés, est admirable. Haendel
a tenté de décrire l'esprit perturbé du héros par des fragments
d'orchestre à 5/8, une division de la mesure intolérable dans une autre
situation que celle-ci.
L'air en rythme de
gavotte "Vaghe pupille", dont les deux premières mesures sont si
fréquemment répétées, ne manque jamais de tromper mon oreille, qui croit
se trouver dans le ton de Ré mineur et s'attend à ce que l'Ut de la
deuxième mesure soit un Ut dièse.
Dans la partie
Larghetto de cet air, sur une basse obstinée, Haendel a risqué,
peut-être pour la première fois, des notes chromatiques de passage qui
ont depuis été adoptées jusqu'à l'excès dans les compositions modernes.
Le troisième acte
s'ouvre par une symphonie à quatre parties, qui n'a pas été imprimée. Le
style de ce mouvement est aujourd'hui passé de mode, mais l'harmonie, la
science de l'écriture et l'activité des différentes parties plairont
toujours aux véritables juges de la composition musicale. Le premier
air, "Vorrei pater", destiné à Bertolli, est gai et naturel. La scène
d'après ne comporte pas d'air véritable, mais des fragments d'air
chantés par Orlando dans sa frénésie; on y trouve des passages
remarquables, même s'ils sont délibérément incohérents. Dans la scène
suivante, Strada avait un air gracieux et plaisant, "Cosi giusta". Après
quoi venait "Amor è quai venta", pour Celeste, un beau morceau plein de
fougue et de gaieté où Haendel semble s'être aventuré pour la première
fois à employer la septième diminuée, dont l'invention lui fut plus tard
disputée en Italie par les tenants de Jommelli et de Galuppi.
Cet air est suivi
par l'admirable "Sarge infausta", écrit dans le style le plus grandiose
dont est capable Haendel pour les airs de basse. Afin de lui rendre
justice, Montagnana, qui le chantait, devait avoir une voix d'une
étendue et d'une agilité sans pareilles, car les roulades, dans bien des
airs expressément écrits pour lui, sont à la fois nombreuses et rapides,
et couvrent parfois une étendue de deux octaves. Haendel, dans son
manuscrit, a supprimé de nombreux passages de cet air, qui était à
l'origine beaucoup plus long que dans la partition imprimée. Le duo qui
suit, "Finché prendi", le plus souvent en dialogue, sur une basse en
perpétuel mouvement, est la composition la plus magistrale de l'opéra.
Ce duo est suivi par un récitatif accompagné caractérisant admirablement
Orlando furioso, et par une belle invocation au sommeil, "Già l'ebro mio
ciglio", qui était chantée par Senesino avec un accompagnement de
violette marine [une sorte de viole d'amour avec des cordes
sympathiques]. D'après les instructions manuscrites d'Haendel à son
copiste, cet accompagnement était écrit pour les deux Castrucci, "per
gli Signori Castrucci". Puis vient encore un beau récitatif accompagné
pour Montagnana, c'est-à-dire Zoroastro, dont le rôle dans cette pièce
est davantage celui d'un magicien que d'un philosophe ou d'un
législateur. Il entreprend, par les pouvoirs de l'enchantement, de
délivrer Orlando de sa folie ; ses charmes et ses incantations étaient
secondés par une belle symphonie, qui n'a jamais été imprimée. Le
dernier air du héros, "Per far, mia diletta", est d'une hardiesse et
d'une originalité qui semblent parfaitement appropriées au personnage.
Peu après vient le chœur final, qui est une agréable gavotte."
trad. Michel Noiray,
op. cit. in L'Avant Scène Opéra n°154.
Lire
aussi :
DVD : Georg-Frederic Haendel,
Orlando, Marijana Mijanovic, Martina Jenkova, Katharina Peetz, Christina
Clark, Konstantin Wolff, Orchestre "La Scintilla" de l'Opéra de Zürich, dir.
William Christie, mise en scène Jens-Daniel Herzog (Arthaus, 2008)
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