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mise à jour 6 janvier 2014
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Chronique Festival
Entre autarcie et domination
étrangère : La Folle Journée de Nantes 2012
Page de titre de la Bible d’Ostrog imprimée par Ivan Fiodorov en 1581 © Wikimedia Commons Comme pour Occident, la musique que nous avons conservée de la Russie ancienne est avant tout religieuse. On n’a guère que des témoignages concernant la musique profane avant la fin du XVIIe siècle, marquée par le règne de Pierre Ier dit "le Grand", monarque occidentalisé et fondateur d’une fille à laquelle il donne le nom de son saint patron, mais non pas en russe : en allemand — Saint-Pétersbourg.Remontons un peu le temps. Quelques siècles plus tôt, le titre de tsar — déformation slave à partir de césar (le même procédé a servi à former le mot allemand Kaiser, après tout) — est porté pour la première fois par un souverain russe : Ivan IV dit "le Terrible" (1530–1584). Surnom bien réducteur pour une personnalité si riche — entre sanglants massacres et repentirs sincères, pouvoir absolu et ardente dévotion. Plusieurs opéras au XIXe siècle — principalement La Fiancée du tsar et La Pskovitaine de Rimski-Korsakov, mais aussi L’Opritchnik de Tchaïkovski — ont évoqué son règne, mais aucun n’a vraiment fait une place centrale à sa personne comme ce peut être le cas de son successeur Boris Godounov dans l’opéra éponyme de Moussorgski ; il a fallu attendre pour cela le film d’Eisenstein, avec une musique de Prokofiev — passons sur le fade Ivan IV de Bizet, dans lequel la réalité historique est à peu près totalement absente. Comme l’écrit André Lischke, "à côté de cela, Ivan le Terrible est aussi une personnalité politique d’envergure et homme de vaste culture aux talents multiples[1]". C’est sous son règne, dans l’école de chant qu’il fonde lui-même dans une de ses résidences, qu’apparaissent les premiers compositeurs russes connus, auteurs de monodies religieuses destinées à élargir le corpus préexistant, dont le plus important est Feodor Krestianine : ses Douze stichères évangéliques constituent le premier recueil de monodies dû à un auteur connu et identifié. Ivan IV lui-même composa quelques monodies, dont deux sont conservées. Tout aussi remarquable est l’élargissement des activités du chœur des clercs qui s’opère sous son règne : "les chanteurs, une fois les offices terminés, participent aux festivités laïques[2]". La musique profane parvient donc sous son règne à une certaine reconnaissance, qu’elle était loin de connaître auparavant. Nous n’avons cependant pas conservé ces musiques… Le concert du Ricercar Consort se situe à la cour du successeur d’Ivan IV. Son fils Feodor Ivanovitch, qui lui succède, ne règne que quelques années, laissant rapidement la place à Boris Godounov, ministre influent, le plus apte à gouverner la vaste Russie. En 1602, le tsar Boris veut marier sa fille, Xenia, à Jean de Schleswig-Holstein, prince de Glücksborg, frère du roi Christian IV de Danemark et de Norvège. Citons le bref descriptif de la circonstance proposé sur le programme : "Un bal à la cour de Boris Godounov. Août 1062, une troupe de musiciens accompagne le prince Hans du Danemark qui se rend à Moscou au mariage de la fille de Boris Godounov." Avouons que c’est succinct ! Précisons un peu les choses. Pour commencer, la date de l’arrivée de Jean (ou en danois Hans), est le 19 septembre. La formulation vague cache en fait une réalité fuyante : Jean, venu pour épouser Xenia, tombe malade et meurt avant que le mariage soit conclu, ce à quoi quelques vers de Pouchkine, dans sa tragédie Boris Godounov, font allusion : Я дочь мою мнил осчастливить браком — Как буря, смерть уносит жениха… И тут молва лукаво нарекает Виновником дочернего вдовства Меня, меня, несчастного отца!…
J’ai pensé rendre ma fille heureuse par le mariage — Comme une tempête, la mort a emporté son fiancé… Et là-bas la rumeur malicieusement fait porter La culpabilité du veuvage de la fille Sur moi, moi, le père malheureux !… Le concert postule donc que le prince Jean a été accompagné de musiciens. Poursuivons dans les regrets : pourquoi s’attacher uniquement à la musique la moins russe qui a pu être jouée à ces moments de fête ? Le programme du concert est constitué de pièces anglaises (John Dowland, Richard Nicholson, William Byrd, William Brade), à l’exclusion des musiques liturgiques qui ont dû accompagner les réjouissances. Pourquoi aussi ne pas évoquer le deuil qui, rapidement, a succédé à la joie, et auquel le pauvre Jean de Schleswig-Holstein doit sa notoriété ? Enfin, on regrette encore que le programme n’explique pas pourquoi au mariage d’un danois avec un russe on trouve de la musique anglaise ! Il faut, pour essayer de comprendre, se reporter à la notice du récent disque Konge af Danmark : l’Europe musicale à la cour de Christian IV (Alpha). On nous y rappelle que Dowland fut invité à cette cour, qu’i composa un King of Denmark’s Galliard et que son Second Book of Ayres fut édité "from Helsingbour in Denmarke" — comprendre Helsingør, alias Elseneur, qui est le théâtre d’Hamlet et la ville natale de Buxtehude. On trouve aussi The King of Denmarkes Delight et The King of Denmarkes Health dans les pièces de viole de Tobias Hume ; on ignore s’il a voyagé au royaume de Christian IV, mais sa profession de mercenaire autorise à le supposer. D’autre part le principal compositeur danois, Mogens Pedersøn (ca. 1583–1623), a lui-même séjourné à Londres. Autre point commun entre le programme de l’ensemble Les Witches et celui du Ricercar, la présence du compositeur hollandais Matthias Mercker ou Matthäus Maercker, qui ouvrait le programme "à la cour de Boris Godounov" par une pavane justement intitulée "Godounov". "Il est évident", écrit Jérôme Lejeune, "que les modèles de la musique instrumentale de la cour de Christian IV sont principalement anglais. Faut-il rappeler que les contacts entre les deux cours sont importants ? L’épouse de Jacques Ier, Anne, est la sœur de Christian IV[3]." Le programme proposé par le Ricercar Consort, nous incite à étendre les échanges encore plus loin, et à imaginer la troupe de musiciens danois comme passeur de la musique d’Europe du Nord à l’Est.
Philippe Pierlot © Stéphane Barbier, 2008 Outre les violes bien unies de Philippe Pierlot, Kaori Uemura, Romina Lischka et Rainer Zipperling, le Ricercar se constitue pour l’occasion du violon sautillant de Sophie Gent, de l’agile flûte à bec de Kess Boeke, des percussions énergiques mais fines de Michèle Claude, du tympanon un peu trop discret d’Elisabeth Seitz, du luth presque aussi discret d’Eduardo Egüez , de la harpe inventive de Giovanna Pessi, et enfin de l’actrice soprano Maria Keohane qui, vêtue d’une robe rappelant la Renaissance, montre sa partie autant qu’elle la chante. L’ensemble est avant tout coloré et allègre, assez varié, délicat, mais manque un peu d’équilibre — l’acoustique de la salle n’y est pas pour rien. On regrette ainsi que le son des violes ait été presque assourdi par moments, que par ailleurs le tympanon ait été trop discret — apportant néanmoins une note de couleur indéniable. Entendons-nous : l’ensemble manque un peu d’équilibre, cela veut tout de même dire qu’il en reste ! Les pièces évoquent à merveille la danse et la fête, y compris les songs, rappelant que l’Angleterre musicale du début du baroque (fût-elle en Danemark ou en Russie) n’est pas seulement mélancolique. Le tout est festif autant que pouvait l’être l’arrivée d’un fiancé jeune et aimable à une cour. À la même période, la musique religieuse se trouve dans une situation exactement inverse, et reste globalement imperméable aux évolutions de l’Occident. D’abord, elle reste majoritairement monodique. La notation sur portée est généralement rejetée, et reste formée de neumes, qui certes ont évolué depuis le Moyen Âge. Les premières polyphonies notées conservées datent de la fin du XVIe siècle — même si on pense que la polyphonie existait depuis environ un demi-siècle, peut-être plus longtemps. C’est le XVIIe siècle qui verra la polyphonie russe s’épanouir progressivement.
Neumes znamenny - D.R. Dans un premier temps, la polyphonie devait être improvisée : tous avaient sous les yeux la voix principale — une monodie donc, mais pas un "plain chant", une monodie développée — et on pouvait improviser une ou deux voix, au-dessous et au-dessus. "Les premiers chants religieux à deux voix de la fin du XVIe siècle sont les plus proches des principes élémentaires de la polyphonie populaire, tout en offrant des ressemblances avec les organa et les conduits du Moyen Âge, mais sans règles harmoniques précises. L’unisson d’où une voix s’écarte pour cheminer parallèlement ou par mouvement contraire atteste que la polyphonie n’est perçue à ce stade que comme une fissure de l’unisson, et que la hiérarchie n’est pas définie entre consonance et dissonance[4]." Les polyphonies religieuses orthodoxes sont à nos oreilles particulièrement remarquables par la succession de dissonances qu’elles présentent. Secondes et septièmes sont légion, et il n’est même pas rare qu’une pièce se termine sur un accord "dissonant". Dans le chant demestvenny, "la verticalité n’est plus, ou du moins non systématiquement, la règle dominante. Les croisements et les frottements des voix sont la résultante de cette horizontalité, et les effets dissonants donnent parfois une sensation “chaotique”, qui ne peut pour autant être mise sur le compte du seul hasard[5]." Au milieu du XVIIe siècle, une nouvelle forme apparaît, basée sur l’harmonie tonale occidentale. Après plusieurs siècles d’autarcie, la musique russe se voit donc soumise à l’influence des évolutions occidentales. La portée à cinq lignes est adoptée, même si la notation, dans le détail, reste particulière. Le chant dit "partessien" (du mot latin partes, parties), inspiré sans doute par le motet vénitien mais filtré et "slavisé" par la Pologne puis par l’Ukraine, d’où il parvient en Russie. La totalité de la liturgie est rapidement harmonisée dans ce nouveau style. On voit également apparaître "le premier compositeur russe dans le sens moderne, c’est-à-dire polyphonique, du terme[6]", également théoricien, auteur d’un volume intitulé Idée de la grammaire musicale (1675–1679) : Nikolaï Diletski.
Nikolaï Diletski, Idée de la grammaire musicale (1675–1679) © Wikimedia Commons À partir du règne de Pierre le Grand, les échanges avec l’Occident sont plus intenses, et plus nombreux, à tel point que les œuvres du principal compositeur de musique religieuse du XVIIIe siècle, Dmitri Bortnianski (1751–1825), compositeur détaché des ordres, élève de Galuppi, auteur d’opéras serie créés en Italie (Creonte, 1776, partition perdue ; Alcide, 1778 ; Quintus Fabius, 1779) et de musique instrumentale, relèvent d’une véritable synthèse entre la tradition russe et la musique italienne. Parvenu en 1796 à la tête de la Chapelle Impériale, il connaîtra en 1815 la consécration qui lui assure aujourd’hui encore une certaine notoriété en Russie : le Synode ordonne la diffusion dans toutes les églises des œuvres religieuses et des transcriptions de Bortnianski[7]". La synthèse opérée par Bortnianski crée une forme stylistique dont les grands représentants, aux siècles suivants, seront Tchaïkovski et Rachmaninov. C’est tout ce répertoire, depuis les monodies du XVIe siècle jusqu’aux polyphonies, inspirées du style religieux, de Tchaïkovski, qu’embrasse le concert du Chœur du Patriarcat russe, dirigé par Anatoli Grindenko. Fondé en 1983 dans le but de restaurer le chant choral de l’ancienne Russie, le chœur des étudiants du Monastère Laure de la Trinité Saint-Serge à Zagorsk se lie deux ans plus tard, avec la bénédiction de l’archevêque Pitrim, au Patriarcat de Moscou, dont il prend le nom. Des recherches qu’il a menées sont issus treize disques parus chez Opus 111 qui ont participé à la notoriété de l’ensemble. Mais les enregistrements ne rendent pas totalement justice à la richesse du son de ce chœur. Les harmoniques se superposent jusqu’à créer dans les oreilles de l’auditeur une sorte d’agréable bourdonnement. L’ambiance même du concert est au recueillement, ambiance que les disques ne parvenaient pas toujours à recréer — on regrettera d’ailleurs que personne n’ait demandé qu’il n’y ait pas d’applaudissements entre les pièces religieuses : "Dona nobis pacem, bravo ! Les saluts et les fleurs. Ça veut dire que nous n’avons rien compris à ce que nous venons d’entendre", comme le disait Gustav Leonhardt. Comme l’écrit Anatoly Grindenko lui-même : "la première chose qu’il faut savoir, c’est que le chant liturgique n’est pas une forme d’art, mais une forme de prière particulière[8]." Et pourtant, quel art dans cette prière !
Chœur du Patriarcat russe - D.R. Passant avec aisance de l’austère monodie znamenny du XVIe siècle "Mon âme, bénis le Seigneur" aux compositions plus attendues de Tchaïkovski et de Rachmaninov, les temps forts du programme sont cependant les polyphonies demestvennyié du XVIIe siècle, riches en dissonances, dépourvues de joliesses, mais parvenant cependant à créer une véritable émotion chez le spectateur. Le programme était conclu par un répertoire bien différent : quelques chansons populaires russes, qui ne manquèrent pas, d’alléger l’atmosphère, malgré l’incompréhension des textes, et de charmer le public en le délassant d’une austérité à laquelle sans doute il n’est point assez rompu. Encore un regret : que la pièce de Bortnianski, annoncée pourtant sur le programme imprimé, avec même son texte, ait finalement été supprimé, privant ainsi les auditeurs de cette figure emblématique. Le son du Chœur du patriarcat russe est remarquable non seulement de richesse, nous l’avons dit, mais aussi d’homogénéité. L’interprétation sait se faire sobre dans les pièces les plus anciennes, plus démonstratives dans la musique romantique, ou même dansante, dans les chansons populaires. Toute la palette des nuances, du pianissimo bruissant à peine (en particulier au début du chœur de Tchaïkovski "Un nuage d’or passait") au forte le plus éperdu. Ce n’est pas un hasard si l’ensemble est devenu une référence. Si la musique religieuse a réussi dès la fin du XVIIIe siècle la synthèse entre âme russe et procédés occidentaux, il n’en va pas de même de la musique profane. Il suffit d’écouter les œuvres des principaux compositeurs russes de l’époque pour s’en convaincre. Dès lors, on ne sera pas étonné que la Folle Journée n’ait pas fait de place à cette part du répertoire russe — quoiqu’elle ait fait une place au programme anglais du Ricercar Consort…
Feodor Rokotov, Portrait de Catherine II (1763) - D.R. (détail) En Russie même, l’essentiel de la musique savante profane a été pendant une partie importante du XVIIIe siècle le fait de compositeurs occidentaux, qu’ils soient venus en personnes ou qu’on ait joué leurs œuvres sans qu’ils se déplacent, principalement à l’initiative d’Elizaveta Petrovna et de Catherine II. Que jouait-on en 1750 à Saint-Pétersbourg ? De l’opéra seria italien et de l’opéra-comique français. Le label Opus 111 avait consacré une série à la "Musique à la cour de Saint-Pétersbourg" ; le volume 3 est consacré à Paisiello et Lolli, le sixième à Manfredini, Tessarini, Sarti, encore Paisiello… et deux russes : Maxime Berezovski et Ivan Khandochkine. (Nous faisons observer au lecteur que nous n’avons pas pu retrouver trace des volumes 4 et 5.) Quant au premier, c’est un programme de musique pour piano plus tardive (première moitié du XIXe siècle). Un seul des volumes, donc, le troisième, est exclusivement consacré aux compositeurs russes. Plus récemment, l’ensemble Pratum Integrum a enregistré quelques disques consacrés aux compositeurs russes du XVIIIe siècle. Les compositeurs russes sont cependant formés à l’étranger, principalement en Italie — Glinka lui-même se nourrira de ses voyages en Italie, en France et surtout en Espagne. Il faut attendre les années 1770 pour voir apparaître des opéras en russe. Le premier recensé est une Aniouta (1772), dont seul le livret a été conservé — le nom même du compositeur est inconnu. C’est surtout dans les années 1780, avec les œuvres de Vassili Pachkévitch (1742–1797) qu’on peut parler d’une école russe d’opéra — toutefois largement inspirée de l’opéra-comique français et du Singspiel allemand. Nous ne saurions proposer une histoire détaillée de la musique russe au XVIIIe siècle. Nous renvoyons donc le lecteur à l’imposant volume d’André Lischke et à la discographie. Malheureusement, de nombreux disques sont désormais épuisés ; il n’est cependant pas impossible de les trouver d’occasion ou en bibliothèques.
[1]André Lischke, Histoire de la musique russe, des origines à la Révolution, Fayard, 2006, p. 53. [2]André Lischke, op. cit., p. 54. [3]Jérôme Lejeune, notice du disque Konge af Danmark, Alpha 163, 2006, p. 19. [4]André Lischke, op. cit., p. 66. [5]André Lischke, op. cit., p. 68. [6]André Lischke, op. cit., p. 81. [7]André Lischke, op. cit., p. 157. [8]Anatoly Grindenko, "Le chant des anges", dans Harmonie divine : icônes et musique de l’ancienne Russie, Opus 111, coll. “Muses”, 1998, p. 5.
La Folle Journée 2012 & la musique russe ancienne et baroque
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