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mise à jour 6 janvier 2014
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Chronique Festival
De Bach à Chostakovitch : La Folle Journée de Nantes 2012
Plamena Mengova - D.R.
L’auteur de ces lignes porte une affection toute particulière à Dmitri Chostakovitch — compositeur pourtant bien éloigné, sauf en quelques occasions, de son baroque quasi-natal. Plusieurs passerelles, pourtant, plus ou moins anecdotiques, rapprochent Chostakovitch de l’époque baroque. Commençons par le plus insignifiant (même si certains y trouveraient sans doute quelque sens, en bon disciple de Diderot nous n’y verrions que superstition) : Chostakovitch est né le même jour que Rameau, à quelques années près, à savoir le 25 septembre. Plus importante est la présence de Johann Sebastian Bach dans la pensée de Chostakovitch, ou pour être plus précis, de l’écriture de Bach. Le régime soviétique a accusé à de nombreuses reprises Chostakovitch de "formalisme" ; on lui reprochait de s’attacher trop à la composition et pas assez au peuple, de composer de la musique qui ne servait à rien, et qui ne pouvait pas édifier la communauté, une musique "indigne du peuple soviétique". C’est principalement l’accusation, en fait, d’une musique trop abstraite. Nous ne nous étendrons pas ici sur la contradiction fondamentale entre ce "formalisme" supposé et les reproches principaux de l’article "Le chaos remplace la musique" (dans la Pravda, 28 janvier 1936), dirigés contre son opéra Lady Macbeth de Mzensk ; remarquons simplement que l’une de ses œuvres les plus formelles a reçu le Prix Staline en 1941 : le Quintette avec piano en sol mineur, op. 57 : son deuxième mouvement, le plus long (une douzaine de minutes) est une vaste fugue lente et désolée. En 1950, Chostakovitch entendit à Leipzig, à l’occasion des célébrations du 200e anniversaire de la mort de Bach, la pianiste Tatiana Nikolaïeva jouer Le Clavier bien tempéré ; en réaction, il compose un cycle de 24 préludes et fugues, op. 87. Mais dès avant, dès 1932–33, il avait composé 24 préludes, op. 34, sans fugues… Préludes qui doivent sans doute plus à Chopin qu’à Bach, quoique dans une atmosphère fort différente — la brièveté et la recherche d’une atmosphère propre à chaque prélude rapprochent le cycle de Chostakovitch de celui de son aîné polonais, tandis que l’écriture des préludes de l’opus 87 rappelle par maints traits, les arpèges complexes en tête, celle de Bach — souvent grinçante et sarcastique, faisant preuve néanmoins d’une écriture polyphonique recherchée. On regrette d’ailleurs l’absence de l’opus 87 dans le festival, occasion rêvée, peut-être, de concerts où auraient dialogué tel ou tel pianiste (Andreï Korobeïnkov et Plamena Mangova, présents pendant cette Folle Journée, portent un talentueux intérêt aux œuvres pour piano de Chostakovitch) avec par exemple le clavecin de Pierre Hantaï, lui aussi habitué du festival.
Dmitri Chostakovitch - D.R. Ce sont les préludes de l’opus 34 qui forment le cœur du programme proposé par Plamena Mangova — qui d’ailleurs les a enregistré (Fuga libera 517) — qui en proposait une lecture pleine d’intelligence et de sensibilité. On connaît la pianiste bulgare pour son touché varié, son jeu qui peut se faire expressif et puissant autant que léger et scintillant ; elle fait preuve ici d’une compréhension intime du discours de Chostakovitch, maniant l’ironie (prélude n° 14 en fa dièse majeur), le grotesque (prélude n° 21 en si bémol majeur) et le sarcasme (prélude n° 16 en si bémol mineur) avec autant d’habileté technique que d’émotion, sachant aussi se faire désolé, désertique même (prélude n° 14 en mi bémol mineur). La même sensibilité et la même intelligence l’animait samedi soir avec Sayaka Soji (violon) et Tatjana Vassjeva (violoncelle) dans le Trio n° 2 en mi mineur, op. 67, où, tout en restant à l’écoute de ses deux partenaires, auxquelles le discours semblait moins familier (particulièrement pour Sayaka Soji, qui semblait n’en avoir pas compris l’ironie en plusieurs endroits, comme par exemple au début de l’Allegretto final), les portant, se faisant leur complice plus que leur professeur ou leur adversaire. La différence entre la lecture donnée lors de ce concert et celle gravée avec Natalia Prischepenko au violon et Sebastian Klinger au violoncelle (Fuga libera 525) est à cet égard instructive. En somme nous n’hésiterons pas à dire que Plamena Mangova est aujourd’hui l’un des meilleurs défenseur de la musique de Chostakovitch. À quand la sonate pour alto et piano ? À quand les deux concertos ?
Jean-Frédéric Neuburger - D.R. Notons par parenthèse que nous avons entendu, samedi, l’un de ces concertos, le premier, en ut mineur, op. 35, où Jean-Frédéric Neuburger a montré que les sarcasmes de Chostakovitch ne lui étaient pas non plus étrangers. Accompagné de la trompette de David Guerrier et du Nerdlans Kamerokest, il a livré une belle lecture, en finesse, de cette pièce démente, plus proche sans doute de celle qu’en ont gravé Esa-Pekka Salonen et Yefim Bronfman que de celle que nous conservons de Chostakovitch lui-même au piano — dans la version par Chostakovitch domine le grotesque, ici l’ironie se faisait plus douce. Seul le Largo était un peu décevant — sans toutefois déshonorer l’ensemble — car manquant quelque peu de nerf et de force dramatique. Nous avons également entendu, dimanche, Gérard Caussé et Brigitte Engerer tenter de jouer la sonate pour alto en ut majeur, op. 147 — mais il nous a semblé que la partition leur échappait autant que l’équilibre entre leurs deux parties et qu’ils erraient, longuement, dans les ténèbres. (Nous reprenons ici une expression de Chostakovitch à propos du grand chef Evgueni Mravinski : son ami Isaak Glikman raconte, dans ses commentaires aux lettres de Chostakovitch, qu’en 1945, pendant les répétitions de la Neuvième symphonie, "énigmatique" autant au moins que la sonate pour alto, le compositeur disait à l’oreille de son ami que Mravinski, "errait dans les ténèbres[2]".) Mais revenons, amis lecteurs, au concert de Plamena Mangova. Outre deux pièces de Tchaïkovski ("Octobre : chant d’automne" extrait du cycle Les Saisons et Doumka op. 59) sur lesquelles nous ne nous étendrons pas car nous sommes déjà fort long, ce concert présentait également une pièce tout à fait inattendu : une Chaconne pour piano de Sofia Goubaïdoulina, qui d’ailleurs ouvrait le programme. Il faut de l’audace pour commencer un concert, dans un tel contexte, par de la musique aussi contemporaine, aussi difficile ! Peut-être est-il opportun de présenter et le compositeur et l’œuvre. Née en 1931, Sofia Goubaïdoulina est considérée comme l’une des figures les plus intéressantes de la musique contemporaine en Russie. Sa production pianistique est particulièrement estimée, tout comme son concerto pour violon, Offertorium, dont Gidon Kremer a été l’ardent défenseur. Lors de son examen final au Conservatoire de Moscou, en 1959, Chostakovitch la défendit ; elle racontera à l’un de ses amis qu’il lui avait dit en particulier : "Tout le monde pense que vous êtes avancez dans la mauvaise direction, mais je vous encourage à continuer dans votre “mauvaise” voie". Parmi ses sources d’inspirations, la musique populaire occupe une place importante : avec d’autres compositeurs, elle s’intéresse aux instruments d’Europe de l’Est et aux musiques rituelles. Car pour Goubaïdoulina, la musique est une sorte de culte, la foi, le sentiment religieux, jouant un rôle important dans sa vie — ce qui la distingue d’ailleurs de Chostakovitch. Cependant les passerelles ne manque pas de l’un à l’autre : même façon de se forger un langage personnel à partir d’éléments hétéroclites, de se dépasser par la musique et d’y atteindre une forme d’universalité ; sans doute aussi l’expression de la souffrance non plus doloriste, magnifiée, larmoyante ou retenue, mais presque crue, terrifiée, atroce — expression en phase avec les peurs suscitées par le régime de Staline — est-elle commune aux deux œuvres. Peut-on aussi voir un simple hasard au choix de la forme de chaconne pour la première œuvre importante de Goubaïdoulina ? Elle est très présente chez Chostakovitch. Avant lui, Johannes Brahms avait remis cette forme au goût du jour dans le dernier mouvement de sa Quatrième symphonie en mi mineur, op. 98 (1884–5). Les "modernistes" ne sont pas en reste, puisque l’opus 1 d’Anton Webern est une passacaille en ré mineur (1908). L’exemple le plus célèbre chez Chostakovitch est la "Passacaille" qui constitue le 3e mouvement du Concerto pour violon n° 1 en la mineur op. 77 (1947–48) et qui, à la création par David Oïstrakh et Mravinski, recueillit un franc succès — Glikman estime que c’est "le plus beau, le plus inspiré mouvement de ce concerto, qui alliait une affliction contenue à une majesté extraordinaire[3]". Mais ce n’est pas le seul : dès 1927, Chostakovitch insère une passacaille dans le premier mouvement de sa Deuxième symphonie en si majeur, op. 14, œuvre encore majoritairement atonale et moderniste. La première "vraie" passacaille est cependant celle de l’interlude de l’acte II de son second opéra, Lady Macbeth de Mzensk ; elle intervient à un moment extrêmement dramatique, puisqu’elle figure le premier meurtre de l’héroïne, Katerina Ismaïlova, celui de son beau-père. Signalons encore le mouvement lent du Sixième quatuor en sol majeur, opus 101. L’historique quatuor Borodine (fondé en 1944, avec, entre autres membres fondateurs, Rudolf Barshaï et Mstislav Rostropovitch — qui cependant n’y restera que quelques mois, cédant la place à Valentin Berlinski qui, lui, y passera soixante-deux ans) a donné une bouleversante interprétation de ce quatuor et du Huitième en ut mineur, op. 110, que Chostakovitch considérait lui-même comme une sorte de requiem. Y figurent de nombreuses citations de ses œuvres (l’un des thèmes du dernier mouvement du Trio n° 2, le début du Concerto pour violoncelle n° 1 en mi bémol majeur, op. 107). Chostakovitch se créa aussi un "monogramme" musical — procédé dont le modèle est bien entendu Bach, encore une fois — à partir des lettres D, S, C, H (pour Dmitri Schostakovitsch, la transcription allemande de son nom) ; S y est pris pour Es, mi bémol. La succession même de ces quatre notes, se groupant en fait par deux par secondes (ré – mi bémol, ut – si naturel) peut rappeler celle du motif B.A.C.H. (si bécarre – la, ut – si naturel) ; d’ailleurs les deux dernières notes sont tout bonnement les mêmes, et si Chostakovitch aurait pu imaginer le B.A.C.H., gageons que Bach aurait pu de même inventer le D.S.C.H. Ce motif de quatre notes est le thème principal du Huitième quatuor.
Sofia Goubaïdoulina © Japan Art Association, The Sankei Shimbun (détail) Que dire de ce concert une fois qu’on a dit qu’il était merveilleux ? Les Borodine ont livré une lecture riche et nuancée, d’une expressivité à fleur de peau, dans un son rond et net à la fois. Quel concert peut se vanter d’avoir électrisé à ce point le public qu’il se taise pendant près de vingt secondes après le dernier accord ? L’auteur de ces lignes n’est pas le seul à avoir suffoqué (!) pendant le deuxième mouvement du Huitième, course déchaînée et désespérée — il en a reçu témoignage à la sortie du concert. Mais trêve de digressions : concluons sur la Chaconne de Goubaïdoulina. La compositrice s’approprie la forme d’une manière originale. Elle construit un ostinato de huit mesures, composé en fait de trois motifs distincts entremêlés. S’ensuivent trois variations respectant la carrure ; puis, les variations se font de durées irrégulières : 17 mesures pour la quatrième, 49 pour la cinquième, qui se développe en forme de toccatas ! Sera-t-on surpris d’apprendre que la sixième variation est un fugato ? La référence à Bach, voire à l’école du stylus phantasticus — il s’agit finalement autant d’une chaconne que d’un præludium buxtehudien —, est flagrante. Après une septième variation, crescendo virtuose et jubilatoire de 51 mesures, et un bouleversant silence, vient une coda. Sept variations, comme les sept paroles du Christ sur la croix ; là encore, le chiffre ne saurait être anodin : l’ancrage dans la spiritualité religieuse rappelle Haydn, et avant lui Schütz, qui tous deux ont illustré musicalement les ultissima verba du sauveur crucifié. De cette pièce d’une dizaine de minutes, exigeant force, énergie, agilité, mais aussi sensibilité et sens de la dramaturgie, Plamena Mangova se sort avec brio, parvenant à séduire un public loin d’être gagné d’avance à la cause de cette musique complexe et difficile d’accès grâce à la beauté et la variété du son et l’expressivité, le chant, même, de son jeu. Au terme de ce parcours exotique, nous ne pouvons qu’inciter nos lecteurs à écouter les œuvres dont il a été question, et à entendre, au-delà des influences et des clins d’œil, la musique.
[1]Tikhon Khrennikov, "Pour une création digne du peuple" ("За творчество достожное народа"), dans Musique soviétique (Советская музыка), janvier 1948. [2]Dmitri Chostakovitch, Lettres à un ami : correspondance avec Isaac Glikman, Albin Michel, 1993, p. 119. [3]Op. cit., p. 82.
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