Du 10 au 26 avril, Benjamin Lazar et l'Ensemble La
Rêveuse donnent au Théâtre de l'Athénée à Paris l'Autre Monde ou les
Etats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, roman de
science-fiction, conte philosophique et récit d'une étonnante drôlerie
tout à la fois, dont nous avons
chroniqué la première dans un compte-rendu
rédigé "à la manière de".
Nous avons donc cherché à en savoir un peu plus
sur ces deux aventuriers à la douce folie que sont Cyrano et Benjamin...

Muse Baroque : Alors que les pièces de théâtre baroques ne
manquent pas, pourquoi avoir choisi de mettre en scène un… roman ?
Benjamin Lazar : Parce que le XVIIe siècle est une période extrêmement
riche, et pas seulement par sa production théâtrale. La poésie et les
autres formes d'œuvres nourrissent beaucoup ma vision de cette période
et j'aime bien partager les textes que j'aime avec le public, c'est une
façon de continuer à les explorer. Le théâtre peut aussi être le lieu
pour faire découvrir des œuvres qui ne lui sont pas, à priori, destinés.
C'est d'ailleurs un axe de travail de ma compagnie, Le Théâtre de
l'incrédule, puisque la saison prochaine je créerai un spectacle autour
de la nouvelle de Marguerite Yourcenar Comment Wang-Fô fut sauvé avec
le quatuor de saxophones Habanera et le compositeur Alain Berlaud.
La première version de ce spectacle est née en mai 2004, juste avant que
je n'aborde la mise en scène du Bourgeois Gentilhomme de Molière
avec Vincent Dumestre et Cécile Roussat.
Avant cette aventure qui mettait en présence des dizaines
d'instrumentistes, danseurs, chanteurs et comédiens, j'ai eu plaisir à
élaborer avec Benjamin Perrot et Florence Bolton cette forme bien plus
légère mais dans ce même souci de dialogue entre la musique et la
déclamation, en germe dans le roman, puisque les nobles Lunaires parlent
en musique!
Et puis, L'Autre Monde est un roman, mais profondément théâtral,
par la vivacité de ses dialogues et d'une façon générale le dynamisme de
son style. il est assurément fait pour être dit, si on en croit
l'injonction du narrateur au début du roman : "Écoute, lecteur!" Quelle
meilleure invitation à la lecture à voix haute!
M.B. : Est-ce que l’intégralité du texte de Cyrano de Bergerac est
jouée ?
B.L. : Loin de là! J'aime comparer ce roman à un cabinet de curiosités
extrêmement dense et où l'on peut se perdre, car Cyrano peut tout d'un
coup développer une très longue théorie scientifique ou politique qui
interrompt le fil de la narration. Cela ne passerait pas dans un
spectacle, ou alors il faudrait qu'il dure 10h et non 1h35 ! Ce
spectacle est donc un chemin possible dans cette œuvre géniale. Bien des
passages enlevés l'ont été à regret, comme celui où l'on apprend que sur
la Lune, tous les hommes ont un très grand nez car c'est un signe
d'honnêteté et de libéralité, et qu'ils peuvent servir de cadran solaire
lorsque leur ombre, par un renversement de la tête et une grimace
appropriée, vient taper sur les dents! c'est un exemple parmi d'autres.
C'est pourquoi ce spectacle est aussi une invitation à la lecture, et
d'ailleurs de nombreux spectateurs se procurent le disque enregistré
chez Alpha, mais vont aussi se procurer l'édition intégrale en poche.

© Romain Juhel
M.B. : Quels ont été vos choix de mise en
scène ? On pense en particulier à ces musiciens et à ses instruments
présents sur la scène et qui illustrent le conte un peu à la manière
d’une bande-son de film muet…
B.L. : Pour résumer, je dirais que nous avons décidé qu'avec la
scénographe Adeline Caron, nous avons décidé de laisser toute la place
au texte. Car toutes les inventions de Cyrano existent dans son style.
il n'est pas besoin de représenter les machines volantes ou les livres
qu'on lit avec les oreilles : c'est la phrase qui est la machine, sa
syntaxe les rouages, sa musicalité son envol... Pour accompagner cette
langue en action, la musique est un soutien immatériel qui ne limite pas
l'imagination mais qui au contraire l'amplifie. La musique a plusieurs
fonctions dans le spectacle : elle permet au narrateur et au spectateur
de reprendre haleine, elle fait dialoguer Cyrano de Bergerac avec des
compositeurs de son époque (on s'est également permis des sauts dans le
temps en avant et en arrière) tel Sainte-Colombe, lui aussi créateur
génial et audacieux quelque peu dans l'ombre. Elle a aussi, comme vous
le soulignez, cette fonction de "bande-son". Mais la musique se faisait
volontiers ainsi illustratrice à l'époque si l'on pense, par exemple,
aux montées chromatiques pour parler du ciel ou de la terre. Ici, c'est
un terrain d'invention très ludique pour les musiciens, qui utilisent
leur instrument de toutes les façons possibles, parfois à l'envers - ce
qui va bien avec ce monde renversé qu'est la Lune !
M.B. : Comment travaillez-vous votre gestuelle ?
B.L. : Je fais une synthèse de ce que je connais de l'art de la
gestuelle au XVIIe siècle par les traités de l'art de l'acteur et de
l'orateur et par l'iconographie -ou plutôt la synthèse se fait
d'elle-même, car je ne pense jamais, quand je choisis un geste, à un
traité ou un tableau en particulier : ce sont des images que j'ai
assimilées et qui reviennent dans une sorte de réminiscence construite.
Ensuite je confronte et mêle cette synthèse à ce que chaque style
apporte et impose. Car les styles conduisent aussi une certaine façon
de gestuer. Ici, un tel texte, si dynamique et fou, oblige le corps
entier à se mobiliser, comme le peuple lunaire qui "gesticule ses
conceptions".
c'est pourquoi mon interprétation dans ce spectacle ne tient pas du seul
art oratoire et de la gestuelle de rhéteur : il y entre aussi des
éléments de pantomime et de danse.
Louise Moaty, avec qui j'ai travaillé pour cette reprise, a été une
partenaire précieuse pour affiner les intentions, les gestes et les
déplacements, ainsi que les enchaînements entre la musique et la
déclamation.
Ensuite, la gestuelle, et plus généralement le travail corporel,
évoluent au fil des représentations : elle s'enrichit ou se simplifie
selon les jours. C'est un auxiliaire de l'expression qui doit rester
vivant et malléable. J'essaie d'ailleurs de communiquer cette liberté
quand je travaille avec des chanteurs.
M.B. : Enfin, depuis votre enregistrement chez
Alpha, votre lecture de l’œuvre a-t-elle évoluée ?
B.L. : J'aime bien l'enregistrement d'Alpha car le travail fait Aline
Blondiau et Louise Moaty a été un moment d'approfondissement et de
découverte. Il règne dans le disque une atmosphère assez méditative,
renforcée par la réverbération naturelle du lieu de l'enregistrement et
peut-être créée aussi par l'ambiance qui se dégageait de nos séances de
travail nocturne.
Mais la scène est un lieu tout à fait différent. Je peux dire
sincèrement que je découvre des choses sur le texte à chaque
représentation et qu'aucune ne se ressemble, aussi écrit que le
spectacle puisse paraître dans ses déplacements. La scène est est
vraiment un lieu extraordinaire où les "lieux" créés par l'écriture
prennent une réalité : on peut alors les explorer avec le public, avoir
peur, rire, pleurer, réfléchir avec lui. C'est pourquoi je ne peux
résumer "ma" lecture de l'œuvre : elle se métamorphose sans cesse.
N'est-ce pas le propre de cette époque, où les choses se dérobent et
changent quand on veut s'en saisir?
M.B. : Merci beaucoup et à bientôt !