Prologue, qui pour une
fois n'est pas à la Gloire du Roi

© Muse Baroque, 2009
L'attachée de presse du
Festival de M**** était aux anges. Appuyée à un pilastre corinthien contre
lequel les agressions du temps s'étaient révélées aussi ravageuses que la
baguette de Karl Hechter chez Bach, elle laissait échapper de temps à autre
des soupirs d'aise, étrangement déversés à contre-mesure. Car ce n'était pas
la sublime musique du Couronnement de Poppée dans la mise en scène
controversée de David Carlen qui propulsait Isabelle de Lambeaux dans cet
état de contentement - et pourtant l'Othon de Philippe Glowban déguisé en
mafieux napolitain implorait la pitié du Parrain néronien en robe de chambre
à cet instant même - mais la présence du redoutable critique de l'Univers,
conjuguée à celle, siège 3E, de son confrère musicologue de l'Université
d'Edimbourg et rédacteur occasionnel du très british Garden, Horses,
Decoralia & Early Music or Furniture. Ce duo de choc, dont les plumes
taillées au sécateur et trempées dans une solution concentrée de H2SO4,
faisaient et défaisaient les réputations avec la redoutable rapidité d'un
James Bond dégrafant un corsage. Mais si par hasard l'un d'entre eux, dans
un moment d'égarement, venait à glisser une petite ligne bien sentie sur la
qualité de la programmation ou le chignon de la soprano-vedette Nathalia
Reming (Poppée en nuisette se roulant dans une peau de léopard dans une
maison bourgeoise de la fin du XIXème), M**** serait hissé en 2 éditions du
soir de la décrépitude d'un festival de province sans prétention à un centre
balnéaire branché pour mélomane trendy.
Et voilà que soudain, alors
que l'opéra allait s'achever sur la crépusculaire scène érotique où
l'empereur arrachait les bas de la nouvelle maîtresse de Rome avec les dents
tout en chantant son "pur ti miro", Nathalia s'effondra, un contre-ut crispé
sur les lèvres.
A suivre à partir de l'été Le
numéro 1 chez votre marchand de journaux avec en cadeau la cantate "Herz und
Mund und Tat und Leben" VWV 147 de Vivaldi par I Furiosi, direction Marcello
Lemone (mono 1962) pour 2,99 thalers seulement.

CHAPITRE PREMIER : "Der Zug
war pünktlich"

© Muse Baroque, 2009
Au pays de Morphée, Richard
imaginait qu'il alignait des ribambelles d'hérétiques cathares contre une
courtine à parement en fruit avant de les faire plonger un à un dans un
entonnoir géant se terminant sur un grill brûlant gigantesque, digne de
l'esprit passablement pervers d'un Jérôme Bosch. Alors qu'il agrippait l'un
des malheureux par le col en hurlant "Abjure, chien, et tu connaîtras une
mort rapide !", la tête de ce dernier se mit à vibrer de manière de plus en
plus hululante et répétitive. Richard se leva en sursaut et décrocha son
téléphone rouge, trouvé dans un surplus de l'armée est-allemande du temps de
ses amours berlinoises. "Poivrot à l'appareil" maugréa t-il en cherchant
désespérément ses savates et sa flasque de whisky.
Poivrot avançait
courageusement dans la désertique Gare de Lyon. L'heure matinale avait
transformé le vaisseau bondé en vaisseau fantôme. Luttant contre les doux
pavots d'un sommeil réparateur amputé façon médecine militaire, le célèbre
inspecteur décida de tuer l'attente du départ de son train en achetant la
revue musicale confidentielle quadrilingue trimestrielle Variatio, qu'une
buraliste sidérée mit 10 minutes à retrouver en raison d'un classement
erroné dans le présentoir de "presse masculine spécialisée". Il faut dire
que la couverture prêtait à confusion, puisqu'elle reproduisait un Rubens
coquin conservé au Gulbekian de Lisbonne où des Centaures s'adonnait à…
enfin, voilà, quoi.
- "Poivrot ? Ecoutez-moi
bien, je ne me répéterai pas.
- Euh, chef ?
- Je viens de recevoir un coup de fil du Ministre H*****, je vous mets sur
l'affaire Reming.
Vous commencez sur le champ. Tact, doigté et discrétion absolus. Vous n'en
référerez qu'à moi et à la hiérarchie stratosphérique. Documents cryptés,
brouillons à la broyeuse, Journal de Mickey au coffre-fort. La presse ne
doit rien savoir. Officiellement, c'est une crise cardiaque. Quelque chose à
ajouter ?
- Euh, vous pouvez épeler, R-E-M-E-I-N-G-E ?
- Non, mais c'est parfait. Vous prenez le premier train pour M***** dans 20
minutes.
- Ah, M***** ?
- Départ 3h27. Et n'oubliez pas votre rigolo à plomb. Paraît que les
artistes, ya que c'est qui les tient à distance."
Armé de son demi-kilo de
papier glacé et délesté du même poids de piécettes sonnantes et
trébuchantes, Poivrot grimpa dans son wagon, vérifia qu'il était en première
et que le bar n'était pas bien loin, et calé confortablement dans un siège
de couleur épiscopale, commença à feuilleter le magazine tant désiré. En
effet, sous ses dehors d'alcoolique décadent maîtrisant l'enchaînement du
roulade-dégainer-mitrailler se cachait l'âme sensible et fluette d'un
musicien. Dans sa prime jeunesse, Poivrot avait même envisagé de se lancer
dans une carrière de chanteur soliste que des années prussiennes au
Berkdamer Knabenchor sous la conduite rigide et intensive de Gerhardt
Helleweke avaient mis à néant. Il en gardait un souvenir à la fois amer et
ému, dû à l'extraordinaire et courte expérience de sa participation à
l'intégrale pionnière des cantates de Telemann sur instruments d'époque par
Gustave d'Harcourt. Hélas, sa mue précoce achevée, le petit Richard revint
dans l'Hexagone et sombra dans l'oubli, dont il ne ressortit que grâce à un
concours de l'Ecole nationale d'anthropologie criminelle et de procédure
judiciaire de Brest (désormais supprimée), option "danse des macchabées &
dessin au 9mm" coef. 3.
Le paysage défilait lentement
sous les paupières lourdes et non fardées du fonctionnaire. Là-bas, au loin,
se profilait un clocher roman, perdu dans des ténèbres matinales qui se
dissipaient peu à peu. Poivrot ferma les yeux. Il vit dans les lueurs
colorées d'un orange teinté de noir de chine les bures et l'encens de
mâtines, se vit sur la scène de M***** aux côtés de la soprano défaillante
qu'il soutenait tel un danseur de tango alors qu'elle rendait en mesure son
dernier soupir. Le limier se ressaisit. A portée de main, Variatio, ou bien
un dossier confidentiel sur Reming que la buraliste, collaboratrice de la
DST, lui avait subtilement remis en même temps que sa monnaie, glissé dans
le Pariciel des Spectacles. Poivrot se décida pour Variatio désireux de
croquer les brèves consacrées au Festival de M***** afin de cerner
l'ambiance du lieu vers lequel l'inexorable cheval de feu le menait.
L'épaisseur du papier, sa
douceur satinée, les vieux tableaux de Velázquez qui en ornait la couverture
faisait des 3202 pages de l'édition multilingue "dans toutes les 27 langues
officielles de la Communauté européenne" de Variatio un mastondonte
éditorial que Poivrot avait bien du mal, sans lutrin, à tenir face à ses
binocles. Il se souvint de Annuaire, autre revue mythique beaucoup plus
aride, et pour l'abonnement à laquelle il avait commis son premier vol dans
le vide-poche de l'entrée de la demeure familiale. Les polices minuscules,
les critiques d'une féroce méchanceté troussées d'une plume livresque et
drôle… Son regard revint vers le docte sommaire de Variatio, où Andrew
Rifkott défendait une interprétation des Brandebourgeois de Bach par un
quatuor de solistes vocaux en se fondant sur une relation apocryphe et une
gravure dérobée par les Soviétiques à Berlin en 1945 dont subsistait
heureusement un tiers de microfilm au contraste trop sombre. Feuilletant la
revue, il s'attarda sur une dissertation très dense de Sigiswald Leuken sur
la tromba da spalla da tirarsi, dont il venait d'ordonner une copie à un
facteur ukrainien. Il s'agissait d'une sorte de trompette portée en
bandouillère sur le haut de l'épaule et munie d'une coulisse ne produisant
que des sons bouchés dans la gamme diatonique et dont aucun exemplaire
n'aurait survécu. L'adjonction subtile d'un plug électrique avait toutefois
déchaîné une levée de boucliers dans le monde feutrée de la musicologie.

"Le doux paysage de la campagne
française..." avec la Mosquée de Soliman le Magnifique à l'arrière-plan
© Muse Baroque, 2007
Le doux paysage de la
campagne française, avec ses haies, ses sillons, ses petites églises et ses
viaducs de béton laissait Poivrot indifférent. Il venait en effet de tomber
sur un article acerbe de René Radar qui n'avait pas aimé le concert
d'ouverture du Festival de M***** et dont la plume, aussi effilée que
l'instrument chirurgical inventé par Fagon pour l'opération de la fistule de
Louis XIV, fustigeait Triton & Omphale du Cardinal Federico Dulli.
Continuant son exténuant effeuillage, Poivrot tomba sur une
passionnante dissertation sur l’atonalité cachée dans les Psaumes de la
Pénitence de Schütz, qui apparaissait aussi claire qu’un soleil d’été
lorsque l’on remplaçait chaque nom de note par son équivalent en grec ancien
avant d’user du grand chiffre diplomatique du Duc de Ferrare. On obtenait
dès lors une suite de lettres, apparemment désordonnée mais qui, remoulinée
en notes, constituait un substrat à faire pâlir des expérimentateurs
téméraires tels Eve Rech.
Quelques kilomètres et quelques pages plus loin, le limier
prit enfin connaissance de l’interview de Nathalia Reming au sujet de son
dernier récital vivaldien "Jeux interdits" où elle posait en danseuse de
hip-hop le visage superbement décoiffé de face dans la fontaine de la Place
Navone. Poivrot maugréa en lisant ce
qu’il assimila à un discours de marketing agressif et mensonger, et se
souvint des présentoirs géants ornés du décolleté photogénique de l’artiste
qui trônaient au FRAC Gigastore lors de la séance de – pose et – dédicaces.
Bien sûr ! "Nathalia, la soprano qui danse !" soupira l’inspecteur en se
dandinant et en maudissant son ignorance matinale, certainement imputable à
l’accent ridicule de son supérieur. La chanteuse s’était en effet faite un
nom grâce à l’Orlando de Haendel, et par sa scène de folie où elle
était affublée d'un costume de grenouille par le metteur en scène letton Olivier Pellars pour
traverser le fleuve infernal sur un canard jaune fluo poursuivie par des
terroristes du Moyen-Orient en dansant lascivement le merengue. Vocalement
c'était toutefois superbe.

Philips Wouvermans, Le
cheval blanc © Rijksmuseum, Amsterdam
Il
sortit son stylo plume à tâtons, dévissa le bouchon de bakélite vert.
Rassuré par le poids du fût à pompe et par le contact souple de la
couverture en cuir grainée de son calepin, Poivrot commença à prendre
quelques notes de son onciale racée. Dans sa sacoche, Damnatio memoria,
qu’il avait ressorti de sa cave, un gros in-quarto paru il y a 5 ans, dans
lequel Reming livrait ses confidences avec une apparente sincérité aussi
désarmante qu’un catcheur-boxeur en finale. En saisissant l’ouvrage, Poivrot
se surprit à le découvrir surligné et annoté d’une écriture ronde et fière
qui lui rappela la charmante commentatrice qui lui avait jadis emprunté le
bouquin. C’était lors l’enquête dite du comptable schizophrène de la
Nouvelle Pinacothèque des Arts Flamands. Poivrot soupira, se cala le plus
confortablement possible sur la banquette, et ronfla avec dignité.
Les
débits ne correspondaient pas aux factures alléguées. La délégation de
signature n’avait pas été respectée, l’ordonnancement des dépenses
révélaient une conception toute personnelle du crédo de gens en
costume-cravate occupant désormais l’hôtel de Lully. Pourtant Poivrot ne
voulait pas se décider à conclure l’affaire, en apportant dans la bannette
de son supérieur son édifiant rapport qui sans nul doute ferait les délices
nocturnes d’un substitut zélé. Il se sentait bien à arpenter cet ancien
couvent reconverti, où Brueghel et Wouvermans occupaient des pièces
blanchies à la chaux, où les cartels des légendes auraient pu contenir le
Comte de Monte Cristo. Il flânait souvent de pièces en pièces, soi-disant
pour interroger le personnel, s’imprégner des lieux. S’imprégner des lieux,
des regards avinés et souriants, des haltes de cavaliers fièrement sanglés
dans leurs cuirasses brillantes, des femmes qui baissent modestement les
yeux et retroussent leurs commissures d’un sourire en lisant un billet. Il
restait là, hébété, inondé de la lumière dorée de ces pièces aux dallages
géométriques, où les bougeoirs en laiton étaient tâchés de cire, où les
montants des chaises s’enorgueillissaient de gueules de lions. "Vous voulez
toujours voir les états trimestriels ?" murmura timidement une voix
sensuelle. Il se retourna, agacé d’avoir été tiré des Provinces-Unies pour
se retrouver face une jeune femme en tailleur impeccable, et dont le petit
nez lui fit songer à la Vénus de François Verdier. Il grimaça un
sourire. "Je piaffe d’impatience" répliqua t-il en refrénant un coup d’œil
intéressé sur la gorge et le pendentif de son interlocutrice. De fil en
aiguille, de poste de dépense en crédits non justifié, Poivrot cotoya Sophie
pendant 3 semaines. 3 semaines de spéléologie des chiffres, d’excavations de
normes. Dans ce néant intellectuel, chaos de Rebel, surnageait la pause café
et la découverte d’une passion musicale réciproque. Et ce paraphe SG en haut
à gauche du faux-titre de Damnatio Memoria avait un parfum de jasmin et de
draps de soie pourpres…
Poivrot tourna les pages au hasard, entendit le papier jauni et raidi
crisser sous ses doigts. Il maudit la qualité des machins brochés plein
d’acide que l’on revendait dans des devantures criardes, exprima mentalement
son engouement pour le papier chiffon vergé de Hollande, et ouvrit au hasard
le chapitre 3. A droite, une reproduction d’une affiche où un Archevêché en
flamme côtoyait un sabre laser. La Clémenza d’Arles de la fin des 80’ies.
"Ce matin-là, 10h15 la troupe attendait dans la salle des répétitions.
Jérémie [mais d’où diable sortait-il ce prophète ?] vint me trouver pour
insister encore. Je savais qu’il fallait me faire désirer, les laisser
mariner tels des poivrons siciliens, affirmer d’emblée mon statut de diva
que je ne possédais pas encore. La presse musicale, cette Gorgone, avait
raillé mes aigus, descendu en flèche mon dernier disque de motets
provençaux ; certains avec une familiarité grotesque, d’autres un embarras
gêné d’autant plus cruel. Les ventes avaient cependant été bonnes, la maison
de disques avait fait mettre des encarts publicitaires jusqu’à dans des
revues de philo, les interviews à la radio et les fausses confidences sur
mes rayons préférés au supermarché avait fait de la glaciale soprano une
héroïne humaine, j’allais surnager. Mais certains collègues ne voyait pas
d’un bon œil mon remplacement de dernière minute de Veronica Roberta
Antinvertucino, singeait mon accent italien peu idiomatique, m’accusait même
de complaisance de divan.
11h32. Jérémie, exaspéré, retourne avec les autres. Fait même mine de se
mettre en colère. J’attends, la partition négligemment posée sur un
repose-pied. J’ai travaillé Vitellia en dernière minute, mais l’œuvre ne
m’est pas inconnue, loin de là. Cela, les autres l’ignorent. Prêchent le
martyre d’une pratique assidue qui seule permet de confiner au génie et à
l’inspiration. Je m’économise, j’aligne les caprices, je triompherai en
quatre représentations. Je n’ai pas le choix. Mon réseau n’est pas encore
autoroutier, mon nom n’entraîne pas encore l’idolâtrie hystérique. Je serai
la nouvelle Gruberova, ou je redeviendrai la petite choriste de village
d’autrefois."
Poivrot réfléchit à cette prose ambitieuse, presque vindicative et qui
s’était considérablement assagie depuis sous l’action conjuguée de la
maturité du succès et des chargés de communication. Pianobar n’avait-il pas
publié des photos de Reming dans sa cuisine, chantant Piaf en jouant avec
des couverts à salade ? Les bénéfices de l’album "Hommage au moineau", en
collaboration avec le ténor Placento Alagnez, n’avaient-ils pas été reversés
à la Fondation Gerald von Hardt pour la recherche sur les maladies rares de
la gorge et du larynx ? D’un point de vue professionnel, il songea que pour
arriver de sa Beauce natale et de son chœur semi-professionnel "Psalmus
1204" à sa position de diva planétaire, Nathalia et son prénom venu du froid
(son vrai prénom Giselle était bien moins attirant) avait dû écraser
quelques mégots de cigarettes, et les doigts avec. Une vieille rivalité
artistique, une collègue / amie / concurrente / mortelle ennemie
avaient-elle fait revêtu la capuche de l’empoisonneuse ? Ou fallait-il
plutôt creuser dans les tranchées d’une vie privée ballotée par les hommes,
de batteurs de rock indépendant en intellectuel historien de l’art, en
passant par d’autres tessitures ? Le dossier beige des RG, que Le Dindon
Déchaîné aurait dédaigné mais que Voilà aurait payé de la dernière pépite
des mines du Roi Salomon, pourrait l’adouber. Mais il fallait pour cela
remplir une demande en quadruple exemplaire, avec une demi-douzaine de
Marianne tamponnées. En attendant, il avait quelques coupures ordurières
d’Entrejambe, (il avait conservé par chance les numéros en raison des
amusants tests des dernières pages) où le croustillant le disputait au
scandaleux.
vers
le Chapitre 2 : Et chante la soprano