CHAPITRE 2 : Et chante la
soprano

© Muse Baroque, 2010
Le Financier monta dans le
wagon de tête, les yeux encore rougis par une nuit de sommeil abrégée. Il
tendit machinalement son billet à une hôtesse impeccablement ennuyée,
chercha machinalement son large siège, fit tomber sa masse grise sur les
coussinets ocres et le repose-tête suffocant. Il refusa brutalement un café
tiède, fit semblant de se plonger dans un journal économique anglo-saxon au
format trop large et aux pages qui crissent, débordant sur le visage émacié
de son voisin somnolent.
Le paysage défilait
rapidement, à la manière d’un kaléidoscope blafard, duquel on aurait ôté les
étoiles colorées pour ne laisser que de mornes flocons. L’ordinateur
portable rejetait des flots de données, obscurs cryptogrammes que seul
l’initié pouvait traduire en obscures satisfactions. Il contempla sa
montre et sourit d’une grimace. A l’heure actuelle, le Quai des Orfèvres
avait dû dépêcher l’un de ses limiers ; frétillant et maladroit et il avait
hâte de débucher la créature, de balafrer de givrure passagère le diamant.
Peut-être, tout comme lui, le porteur de tricolore était il dans un train,
filant le long de ses parallèles de métal. Il enfila son casque, et poussa
le volume, fit taire les hordes de chiffres et de codes pour un zircon du
7ème art. Le timbre charnu et velouté de Nathalia Reming emplit ses oreilles
tandis qu’à l’écran s’effondraient des masses sanguinolentes d’uniformes
standardisés. Le Piangerò haendélien, cri de rage et de douleur d’une Reine
déchue lui arracha un râle de triomphe, tandis qu’il appuyait discrètement
sur une touche de son ordinateur lors du da capo.
Rodrigo Alazon sortit d’un
petit estaminet niché près de la Cathédrale. La façade n’avait été finie
qu’au XIXème et présentait une platitude sans commune mesure avec les riches
retables renaissants et les stalles du chœur qu’il admirait depuis son
enfance. Vêtu d’une polaire à capuche bordée de fourrure, méconnaissable et
incognito, le ténor de renommée mondiale dirigea ses pas hésitants vers le
quartier chinois interlope, de l’autre côté des Ramblas. Quelques supporters
de football, déçus de la défaite de leur équipe municipale fétiche,
tentèrent de l’alpaguer d’un tesson de bouteille flageolant, que le chanteur
esquiva d’un tremolo du cou. Il entra dans un vieux bar aux miroirs
encrassés, et qui avait conservé son charme de tripot de marins en soif
d’absinthe et de damoiselles peu farouches, commanda une réserve à faire
tenir une raffinerie. La disparition de Nathalia le tourmentait. Il en
gardait des bribes de souvenirs confus, les uns officiels, telles les salves
d’applaudissement au Liceu et son refus hautain de recevoir un baisemain du
maire, les autres plus intimes, comme ce dîner improvisé et sans façon, au
coin d’une galerie couverte du parc du nord, non loin du Dragon de
céramique, qui s’était mué en roulades herbeuses. Et puis il y avait eu les
menaces. Sournoises, imprécises, tapies dans un anonymat protecteur et
malsain. Nathalia n’en avait parlé qu’une fois, entre deux changements de
costumes, alors que le bordereau était tombé de sa jarretière. Parler. Un
bien grand mot pour quelques bribes incohérentes, ballotées entre deux
drapés de rideau. « Chevalier… triton… ne le dit à personne, je t’en
supplie, ce serait trop terrible ! » avait aligné avec peine la belle
soprano, soudain livide et quasi-asthmatique.

Portail de l'église
Santa Maria del Mar (XIV-XVème siècle), Barcelone © Muse Baroque, 2010
Après son troisième verre,
Rodrigo erra. L’air marin du port lui procura une saine bouffée, concentré
d’02. Il passa devant la capitainerie, sorte de casino tarte à la crème du
XIXème qui aurait bien trouvé sa place sur une plage normande, s’égara dans
quelques ruelles fanées, et se retrouva par hasard devant quelques vestiges
de remparts iberico-romains qui dressaient leurs fières masses
rectangulaires dans la nuit, d’une stabilité à faire se pâmer un
gouvernement. Son appartement, un luxueux loft désordonné, n’était pas très
loin, près de l’église Sainte-Marie-de-la-Mer, de sa grande nef lumineuse et
de ses piliers incroyablement élancés. Il y avait aussi un sympathique bar à
vin en face de l’édifice. Nathalia aimait bien cette église, son vide et sa
quiétude, sa hauteur apparemment démesurée, les quelques culots de voûte qui
avaient perdu leur arche suite aux remaniements successifs, la rosace qui
inondait les travées de ses couleurs tournoyantes. Cela lui rappela qu’il
faudrait qu’il y retourne afin de déchiffrer l’énigme de laquelle elle le
taquinait. Il chercha à tâtons la petite porte vermoulue et anonyme qui
abritait l’entrée de son royaume, près du Musée Picasso. Il poussa le
vantail, manqua de glisser dans la courette pavée, introduisit la clef dans
sa serrure, quelque peu grippée. Un déclic résonna et Don Giovanni sombra
dans les flammes infernales.
L’inspecteur Jorge
contemplait les lieux ravagés par un bombardement aérien digne des Ardennes
en 44. « Ils n’y sont pas allés de main morte, les bougres ! » laissa t-il
filtrer, mi-énervé, mi-admiratif. Des hommes enrobés de plastique blanc
munis de sacs, de pincettes et d’un matériel sophistiqué arpentaient
l’endroit. Dehors, la rue avait été barrée, prise d’assaut par les
journalistes et les jeunes mélomanes éplorées qui arrachaient leurs
vêtements moulants en poussant des rugissements déchirants pour la plus
grande joie lubrique de certains badauds. Des centaines fleurs, des
affiches, des messages griffonnés avaient été collés sur les murs et
accrochés sur les barrières de sécurité. Parmi cet amas, un étrange graffiti
représentait un aspic mordant Cléopâtre.
A
suivre… (dernière MàJ le 8 décembre 2010)