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Iphigénie en Ontario.III-Actio (du 5 au 14 octobre)

Une semaine seulement !
Et nous avons déjà déblayé près des neuf-dixièmes de l’opéra — nous avançons décidemment très vite, et très bien ; ne restent plus qu’un ou deux airs et récitatifs et à incorporer les ballets. Tant mieux, cela nous laissera quatre semaines pour ensuite filer, et préciser l’ensemble !

Iphigénie en Ontario

Journal de répétitions avec du suspense, de l’action, de la musique, des Polaroïd 600 et des ballets, par Monsieur Charles Di Meglio augmenté for the eyes delight de photographies disparates 

III-Actio (du 5 au 14 octobre)

 

Autoportrait d’Iphigénie avec son frère, au moment où il se reconnaissent dans l’acte IV. © Charles di Meglio pour Muse Baroque, 2009

 

Lundi 5 octobre 2009, J 7.
23h.

Une semaine seulement !
Et nous avons déjà déblayé près des neuf-dixièmes de l’opéra — nous avançons décidemment très vite, et très bien  ; ne restent plus qu’un ou deux airs et récitatifs et à incorporer les ballets. Tant mieux, cela nous laissera quatre semaines pour ensuite filer, et préciser l’ensemble !
Nous voyons aujourd’hui une nouvelle scène, celle où Oreste et Iphigénie se reconnaissent et se retrouvent, dans le dernier acte. Marshall a choisi d’utiliser une version de cette scène différente de celle que nous avons dans notre Klavierauszug Barenreiter, qu’on ne peut trouver qu’en annexe du conducteur — une version autographe de Glück, conservée dans les archives de l’opéra, bien plus logique, d’un point de vue dramaturgique.
Mais très difficile à mettre en place musicalement  ; nous y passons beaucoup de temps avant que Marshall puisse commencer à diriger, d’autant que notre deuxième accompagnateur, James Bourne, doit réduire la partition d’orchestre à vue !
Peggy, après avoir appris à Kres à jouer au backgammon, m’enseigne pendant le souper la notation phonétique, que je ne maîtrise pas du tout — je préfère raisonner au cas par cas, mot par mot, que de tout généraliser, mais elle me dit que ça l’aiderait que je m’y réfère un peu plus.
A la fin de la journée, Marshall fait travailler Tom une fois de plus sur son air Divinités des grandes âmes, où notre Pylade est de plus en plus à l’aise, de plus en plus beau — puissant et tendre à la fois.
Tom est un jeune chanteur très talentueux, et il découvre le travail très exigeant et très physique de Marshall. Et il travaille comme un fou, se donne énormément de mal, et se démène avec un immense plaisir, pour sortir le meilleur de lui-même. C’est une grande joie que de travailler avec lui.
Bien que sa diction française soit plutôt bonne, il vient me voir pour me demander si l’on peut prévoir une séance de travail d’une demi-heure, juste tous les deux, pour travailler vraiment à fond, et pour que j’enregistre son texte dans la foulée, pour qu’il puisse le travailler chez lui.

Je transmets à Kat, qui fait les plannings tous les soirs, se débattant avec brio entre tous les impératifs (les chanteurs ne peuvent par exemple pas travailler plus de six heures par jour, c’est la loi…) — et elle nous prévoit un créneau d’une heure demain, pendant que Marshall fera travailler Cassandra. C’est plus que ce que Tom voulait, mais il accepte l’idée avec cette bonne humeur et ce calme qui semblent le suivre partout.


Mardi 6 octobre 2009, J 8.
22h. 

Nous réussissons à voir la scène où Oreste et Iphigénie se reconnaissent en entier aujourd’hui — la musique est finalement rentrée dans les esprits, et les problèmes d’hier sont résolus. Kres est à genoux devant l’autel, attendant sa mort, tandis qu’Iphigénie tergiverse en avant-scène. Son attitude est très simple et humble — il en est très émouvant et beau.
Après des retrouvailles tendres entre le frère et la sœur, Cassandra débarque et annonce en tremblant l’arrivée d’Olivier — cassant toute cette délicatesse — la scène devient folle, terrifiante, effrenée. Elle aussi est très juste (malgré une prononciation que nous n’avons pas encore vraiment travaillée ici, et que nous verrons en tête-à-tête après-demain), et nous balance immédiatement dans une autre énergie que vient perpétuer Olivier (De tes forfaits, la trame est découverte), nous tenant tous en haleine. Et il n’oublie plus jamais la liaison sang kexpie !

Marshall est enchanté, et même si tout devra être vu un grand nombre de fois pour gagner en souplesse, en aisance, on voit que cet enchaînement de scènes sera vraiment très saisissant.

Ma séance de travail avec Tom se passe ensuite délicieusement. Je déclame ses phrases, en gardant un œil sur le rythme écrit par Glück, mais en tâchant de m’en abstraire — car maintenant que les choses commencent à se mettre en place, notre travail avec Andrew et Marshall tâchera de faire en sorte que les récitatifs soient le moins chantés possible, et qu’ils se rapprochent au plus d’une sorte de parole déclamée (ce qui est le principe du récitatif français, fondamentalement, de Lully à Glück, sauf parfois chez Rameau sans doute).

Il m’enregistre, et répète après moi, et je le corrige, jusqu’à ce que la prosodie soit juste — et bien sûr, sans qu’il aie besoin d’y penser, nous retrouvons ainsi le rythme écrit, mais moins strictement carré et mesuré.

Dans l’après-midi, nous filons toutes les scènes vues de l’acte IV — et Andrew me dicte ses notes pendant qu’il dirige — à mesure que les choses avancent, je semble de plus en plus devenir cette espèce d’assistant que je m’étais autoproclamé, ce qui me rend très heureux !

Mercredi 7 octobre 2009, J 9.
22h 15.

Maintenant que la liste des scènes travaillées s’allonge, les filages durent plus, et on relie d’autant plus de scènes entr’elles.

C’est amusant — on s’étonne toujours (quoi qu’on connaisse l’opéra par cœur) de retrouver l’emplacement véritable d’une scène qu’on rattache pour la première fois à celles qui l’entourent.

Et certaines transitions musicales, qui n’étaient parfois que des levées pour lancer des passages deviennent aussi la fin d’un autre — tout se met en place, et tout est tellement précisément chorégraphié par Marshall qu’il n’y a presque jamais d’accroc, tout se passe avec fluidité.

Marshall commence à vraiment se détendre depuis quelques jours, ce qui fait plaisir. Il est à nouveau capable d’avoir de longues conversations exaltantes aux pauses, ne s’enferme plus dans ses notes et sa partition. Il accepte même que les chanteurs, une fois qu’il est sûr que la mise en scène est assimilée, lui fassent des propositions, modifiant légèrement sa chorégraphie, comme Kres le fait cet après-midi.

Je donne dorénavant mes notes aux chanteurs aux interruptions au cours de travail, et non plus aux pauses ; car les fautes se font plus rares, et ce sont souvent les mêmes, liées généralement à de mauvaises habitudes prises dès début. Et ils savent qu’ils se trompent, mais oublient de se corriger, pris par l’action. Progressivement, ça rentre dans leur esprit — à chaque fois que Kres oublie une liaison, par exemple, il se tourne vers moi, menaçant et rieur, pour me signifier qu’il s’en est rendu compte —, et je ne doute pas que tout soit parfait d’ici peu.

Même si je suis un peu fatigué aujourd’hui (j’ai discuté jusqu’à très tard avec Linda hier soir, notamment de films muets et de romans à l’eau de rose du dix-neuvième siècle), Tom continue à m’émerveiller.

En travaillant sur l’opéra à Paris, avant d’arriver aux répétitions, le personnage de Pylade m’énervait, je le trouvais fade, sentimental. Mais, la mise en scène aidant, et grâce à Tom bien sûr, je regrette maintenant qu’il ne soit pas plus mis en avant (cinq airs, contre dix pour Iphigénie et huit pour Oreste).

Tom, dont Marshall et moi avions déjà évoqué la similitude avec les peintures grecques, me fait aussi penser aux personnages très pâles et fins de Fuseli, ou à ceux de William Blake.

Notre séance déclamatoire d’hier est déjà suivie d’effet — à quelques exceptions près, toutes les fautes de prononciation sont définitivement gommées dans ses scènes que nous voyons aujourd’hui (toutes celles de l’acte III), et les récitatifs sont droits, ne se perdent plus en musicalité excessive — le travail commence à se fixer. Le texte nous parvient avec toute sa force et sa poésie (même s’il serait un peu audacieux que de proclamer Monsieur Guillard le meilleur librettiste français…) — sa phrase ‘Eh quoi, méconnais-tu Pylade qui t’implore’ me fend le cœur à chaque fois.

Et en plus d’un travailleur acharné, il se double d’un très bon acteur, gagnant en intensité tous les jours, et son plaisir de jouer est permanent et visible — et le notre à le voir sur scène et à travailler avec lui, le porter et l’aider en est d’autant plus grand.

Jeudi 8 octobre 2009, J 10.
1h moins le quart.

La vitesse à laquelle nous avançons est assez incroyable, personne n’arrive à y croire, mais tout le monde, malgré la fatigue qui commence à se faire sentir, est très heureux.
Aujourd’hui, nous arrivons à filer presqu’un tiers de l’opéra.
Et, au fil des reprises, des reprécisions de détails par Marshall, plus les jours avancent, plus l’ensemble devient vivant, et extrêmement touchant — la puissance de la mise en scène apparaît. 

Ce qui ne laisse présager que du bon pour le spectacle, qui est encore à une vingtaine de jours de nous — nous avons bien le temps de nous permettre que tout le monde se rentre dedans quand les danseurs nous rejoindront, avant que tout ne redevienne extrêmement fluide.

A force de déclamer le texte pour les chanteurs, j’oublie parfois que, si nous en respectons la prosodie, nous n’utilisons pas la prononciation du dix-septième siècle (ce qui est plutôt logique, puisque la prononciation liée à la déclamation baroque disparaît progressivement au cours du dix-huitième), et il m’arrive souvent de diphtonguer les nasales, d’être tenté de dire des [wé], et je ne suis parfois pas choqué quand les chanteurs, se trompant, le font aussi !

Mais les fautes sont presque toutes gommées — et je suis toujours très content d’entendre une faute, récurrente auparavant, corrigée — souvent des liaisons oubliées (Tom par exemple, pense enfin à dire mort Tà mon ami, un combat de longue haleine, mais pour une liaison que je trouve tellement magnifique). Kres, avec qui je parle souvent français (il habite Paris), s’amuse d’ailleurs à me traiter de pervers liaisonal, puisqu’ils doivent toutes les faire, et c’est en général ce que je leur rappelle en premier !

J’innove aujourd’hui dans mes retours, car le peu de fautes qui restent sont celles qui sont trop ancrées pour pouvoir les corriger sans d’immenses efforts que nous avons encore le temps de fournir  :

Kat, notre régisseuse générale, découpe des post-its en quarts pour y noter tous les déplacements sur scène, qu’elle colle sur sa partition. Lui volant perfidement son idée géniale, j’emprunte les partitions de Cassandra, Tom et Peggy pour leur coller les mêmes petits morceaux de papier, portant mes corrections — et ils ont l’air d’apprécier. Certaines notes leur transmettent également ma félicité quand j’entends une faute gommée  : il m’arrive, malgré les apparences, d’être agréable.

J’ai ainsi l’occasion de découvrir la partition de Peggy (dont la prononciation, au départ déjà bonne, s’améliore visiblement tous les jours), que je découvre remplie de notes, d’inscriptions en phonétique, d’intentions. Je savais qu’elle avait préparé son rôle comme une damnée, mais c’est amusant de découvrir comment, et je trouve sa copie assez belle, surchargée comme cela — la mienne commence également à être sérieusement remplie de griffonnages hétéroclites, de flèches, de signes phonétiques, de ratures furieuses…Je retrouve aussi dans celle de Peggy tous mes retours, qu’elle a parfois soulignés lorsque l’un d’eux revenait trop souvent. Mais ce travail énorme porte évidemment ses fruits  ; elle est magnifique sur scène, d’une intensité chaude qui nous ravit tous.  Sans parler d’elle-même, qui est vraiment un amour — jamais diva, toujours simple, humble, avenante, heureuse.

Au retour du dîner, je passe une bonne demi-heure à l’extérieur du studio avec Jack Rennie, un jeune danseur de la compagnie, qui est en photo sur l’affiche du spectacle, et qui passe souvent aux répétitions. Nous faisons les impossibles mots-croisés du New York Times, pendant que Marshall fait travailler une scène déjà beaucoup vue, trop fatigué que je suis pour rester dans le studio. Mais j’écoute d’une oreille, et signale aux chanteurs occasionnellement une faute récurrente, notamment la liaison de Tom sus-citée.

Demain nous ne commençons qu’à une heure — ça nous reposera tous raisonnablement, et nous en avons besoin.

Mais j’envisage malgré tout de me coucher plus tard qu’à l’accoutumée, et regarde donc avec Linda The Sheik, avec Rudolf Valentino, film que je n’avais jamais vu encore. Nous rions beaucoup bien sûr — les intertitres sont ridiculement bien écrits, mais le film nous plaît beaucoup.

Vendredi 9 octobre 2009, J 11.
22h.

Je profite de notre matinée libre pour aller au World’s Biggest Bookstore, une librairie qui porte bien son nom — une espèce d’immense hangar downtown, où l’on peut trouver à peu près tout ce que l’on souhaite — et je peux enfin me procurer les livres de W.S. Burroughs et d’A. Ginsberg que je cherchais partout.

Nous commençons notre journée sur les chapeaux de roue, en voyant la première scène de l’opéra, l’air avec chœur d’Iphigénie, Grands dieux soyez-nous secourables (avec Andrew et moi au chœurs). Peggy, qui sera pour ce passage dans une loge surplombant la salle, est debout sur un banc du décor en attendant. La musique frénétique nous déchaîne tous, je fais le bruit de la machine à vent, Ben sautille sur son tabouret et ses doigts courent sur les touches avec une agilité qui ne lasse pas de me surprendre, et Maestro Parrott se jette sur le piano occasionnellement, pour y jouer la partie du piccolo (il s’amusera un peu plus tard à mimer le basson en chantant ses notes lorsque nous travaillerons l’air de Pylade Unis dès la plus tendre enfance). Ce qui n’empêche pas Peggy d’être d’une violence et d’une force, tout en restant effrayée par cette tempête inquiétante, qui nous enchante tous.

Tandis que Marshall dirige longuement Tom et Kres dans une scène déjà vue plusieurs fois, en reprécisant les infimes détails, Andrew et moi avons une très longue conversation musicologique, dans un premier temps sur le tempérament inégal, avant d’évoquer beaucoup plus en détail ses idées sur Bach, et notamment celles sur ses effectifs en musiciens. Il m’explique pourquoi il est persuadé que le fameux OVPP est le plus juste — et moi, fervent Leonhardtien intégriste, je me laisse presque gagner par ses idées, et par ses démonstrations pertinentes.

Même si notre journée de travail effectif ne dure que six heures aujourd’hui, nous sommes tous vraiment épuisés tandis qu’elle tire à sa fin et qu’on voit pour la première fois la scène avec Diane, la dernière de l’opéra — il faut croire que notre résistance s’amenuise avec la semaine qui s’écoule — et il nous tarde de tous rentrer chez nous, pour nous écraser dans nos lits, et je préfère convoquer Ambur, notre Diane, demain pour une séance particulière, que prendre des notes sur sa prosodie — sa voix est agréable, chaude, puissante aussi, mais elle fait pour l’instant trop d’efforts, elle se complique la tâche. 

où, grâce à une absence de reflet dans un miroir et un autre Polaroïd 600,
l’auteur de la présente démontre que Marshall Pynkoski est un vampire.
Le document décidemment toujours aussi peu flatteur permettant au demeurant d’avoir un très vague aperçu du studio de répétition, ou du moins de son miroir et des mugs qui le hantent. © Charles di Meglio pour Muse Baroque, 2009

Samedi 10 octobre 2009, J 12.
23h. 

Aujourd’hui, nous sommes en mesure de filer tout l’opéra — en sautant tous les passages des chœurs, bien entendu, et les ballets — et c’est donc ce qui est prévu  : deux heures pour la première partie (actes I et II), avec reprises de scènes, deux pour la deuxième (III, IV), plus deux heures de notes.
Tout le monde est un peu tendu au début, sérieux aussi.

Nous devons de surcroît filmer Andrew dirigeant pendant tout le filage, car il nous quitte pour deux semaines — d’autres engagements l’appelant. Nous sommes plusieurs à avoir la plupart des tempi notés sur nos partitions, mais pour que la transition s’opère plus facilement avec ses assistants (habitués à travailler et avec lui et avec la Compagnie, fort heureusement — Vicki Saint-Pierre, l’une des deux, chantant régulièrement avec Opera Atelier, et étant venu à de nombreuses répétitions depuis le début), nous préférons avoir en plus une trace sonore et filmée de l’ensemble.

A cause de l’enregistrement, nous devons déplacer le piano, et il me bloque complètement la vue de la scène — et je ne peux déplacer mon bureau (trois pupitres, portant mon matériel hétéroclite, partition, cahier, post-its…), car je dois rester derrière le chef pour qu’il me dicte ses notes. Mais, plus grave encore, étant dans le champ, je dois m’empêcher de gigoter, comme je le fais souvent, pour ne pas perturber la prise de vue — j’ai l’habitude de faire de grands gestes accompagnant la prosodie — comme je le ferais pour mes acteurs quand je mets en scène en France. C’est un grand effort à fournir.

Mais Andrew me dirige pour les bassons d’Unis dès la plus tendre enfance, et c’est moi qui les fait aujourd’hui, ce qui me soulage un peu.

Quand relâche nous est donnée, nous sommes épuisés, et incapables de savoir ce que nous avons fait dans la journée, mais contents de l’avoir fait. Tom offre une tournée de vin à l’ensemble de l’équipe.

Nous avons deux jours de repos, demain et lundi — deux jours sans nous voir, ce qui nous paraît tout à coup atroce, et nos adieux déchirants durent plus longtemps qu’à l’accoutumée. Beaucoup rentrent dans leurs familles, Tom à Montréal, Peggy retraverse la frontière &c. Kres va en profiter pour se reposer — bien qu’il aie explosé d’énergie aujourd’hui, comme toujours, il n’a pas dormi cette nuit à cause de ses voisins de la résidence dans laquelle il est hébergé.

De retour à la maison, Linda et moi tombons (par hasard) sur une chaîne de télé-achat, et nous restons scotchés pendant vingt minutes devant une publicité pour une machine à trancher, qui nous fascine — et nous rions à en pleurer. Il y a notamment une vieille dame portant une robe surprenante qui fait irruption dans la pièce au moment où le présentateur annonce que grâce à la machine on peut faire du cheesecake en quarante secondes, et elle déclare  : Cheesecakes, oh, yes, I know something about cheescakes ; they’re a pain in the ass… On lui proposera ensuite de goûter le jus plutôt effrayant que la machine permet aussi de faire, un mélange d’oranges, de carottes, de céleri, de betteraves, de pêches et sans doute de pastèque (broyée avec sa peau, car la machine est formidable), qu’elle engloutira avec de grandes lampées.

 

Le magique Bullet express : seulement sept mensualités de 19$ 99 !
de gauche à droite : la machine à pâte à tarte, le fait-tout, et le truc à faire les jus.

 

Dimanche 11 octobre 2009, Day off 2.
Minuit environ.

Aujourd’hui, day off syndical et obligatoire.

Après une bonne dizaine d’heures de sommeil salvateur, je retrouve Linda dans la cuisine en plein préparatifs pour le souper de Thanksgiving de ce soir.

Je profite de la journée pour travailler sur d’autres projets que le Glück, ainsi que sur le clavecin, que je finis de recorder, en installant certaines cordes cassées là où elles peuvent être replacées. Il manque encore onze cordes, mais je pense (re)commencer à accorder ce qu’il reste demain.

Au souper, des victuailles somptueuses et colorées d’automne, qui semblent sorties d’une corne d’abondance, comme sur les représentations traditionnelles de la fête. Nous mangeons, mais pas dans l’excès que je craignais, et la soirée que j’appréhendais presque, ayant vu trop de films où cette réunion était prétexte à querelles de famille, se passe dans une douce jovialité rieuse.


Le bonus du day off  :
Iphigénie en Tauride, von CWG und N-FG, zweiter Akt  :

Un appartement intérieur du temple de Diane destiné aux victimes — qui sera très confortable, fatalement.
Les deux captifs de l’acte un sont enchaînés, évidemment.
L’un des deux se lamente.
L’autre nous apprend qu’ils ne sont autres que Pylade (le dernier) et Oreste (le premier), le fils d’Agamemnon !
Oreste se morfond, car il se reproche d’avoir conduit son ami à la mort. Air rapide  : Dieux qui me poursuivez !
Pylade essaie de le consoler en disant que c’est chouette malgré tout car ils vont mourir ensemble  : Unis dès la plus tendre enfance (… mon cœur applaudit d’avance au coup qui va nous réunir…)
Arrive un ministre de Thoas, qui sépare les deux amis  : c’est comme ça et c’est la loi.
Oreste appelle la mort, a un accès de folie, va mieux — mais les noires Euménides qui le poursuivent pour le faire expier la mort de sa mère débarquent. Ballet-Pantomime avec chœur — ça fait évidemment très peur, et il y a des trombones.
Iphigénie la prêtresse débarque sur ces entrefaites et délivre pour quelque temps Oreste (qui l’a un instant prise pour sa mère venant le hanter) de ses tourments.
Elle l’interroge violemment sur ses origines, et, apprenant qu’il est de Mycènes, sur le sort d’Agamemnon.
Oreste lui révèle tout, l’assassinat du roi par Clytemnestre, le meurtre de Clytemnestre par Oreste — mais lui dit qu’Oreste est mort et qu’il ne reste de la famille plus qu’Electre encore en vie.
Iphigénie est assez déconfite et reste seule, elle qui espérait se faire délivrer par son frère. Et surtout son cauchemar de la veille devient réalité.
Chœur plaintif, suivi d’un air triste d’Iphigénie  : O malheureuse Iphigénie.
Les prêtresses et Iphigénie rendent hommage au héros Oreste mort.
Rideau, tout le monde pleure, mais reste en suspens — que va-t-il donc se passer  ?

Lundi 12 octobre 2009, Day off 3.
22h 15. 

Marshall et Jeannette, qui ne fêtent pas Thanksgiving, m’invitent pour un excellent déjeuner — du poulet, une délicieuse salade moyen-orientale avec beaucoup de menthe fraîche, préparés par Jeannette, et une espèce de variation légère et raffinée sur les œufs mimosa par Marshall, sa grande spécialité. Nous évoquons une série de choses passionnantes, Eugène Green, mes amis parisiens les plus proches… avant de regarder Bullets over Broadway de Woody Allen, que je semble être le seul dans l’équipe à ne jamais avoir vu. Un film sur le théâtre et les gens de théâtre, destiné sans doute principalement aux gens de théâtre. Un film plein d’une mordante ironie. Nous rigolons beaucoup. 

Au retour, j’ai une grande conversation avec un débonnaire et jovial chauffeur de taxi iranien, réfugié politique d’une cinquantaine d’années.

Le bonus du day off   :
Le Who’s who de la production dans un ordre plutôt aléatoire   : 

  • Les chanteurs solistes  : Peggy, Thomas, Kres, Olivier, Curtis, Cassandra, Ambur — les gens qui chantent sur scène et qui auront tous les applaudissements mérités.
  • L’orchestre et le chœur de Tafelmusik baroque  : des gens que je ne connais pas encore et qui commencent dans deux semaines, et qui font des concerts en attendant — très reglementés par les unions…
  • Les danseurs — pour la plupart des membres du corps de ballet du National Ballet. Des jeunes gens et femmes toujours très beaux, très raffinés sur scène. Souvent des gens qui travaillent avec la Compagnie depuis longtemps (à l’échelle d’une carrière de danseur). Dans cette production, je n’en connais cependant que quatre, dont Jeremy Nasmith qui danse avec eux depuis ses dix ans, c’est-à-dire pratiquement depuis la création d’Opera Atelier.
  • Le chef d’orchestre   : un type qui s’appelle Andrew Parrott, qui tient une baguette. Je ne sais pas encore très bien ce à quoi il sert. Mais il est très érudit et très drôle, et a un accent anglais, que j’aime bien.
  • David Fallis et Vicki Saint-Pierre  : dans cette production, les deux assistants de Maestro Parrott. Fallis est le chef attitré de la compagnie, mais ils font appel à Andrew ou d’autres chefs (Hervé Niquet pour Armide et Persée de Lully, Médée de Charpentier, Marc Minkowski pour Dido & Æneas de Purcell, à Versailles…) aussi souvent que possible, et Vicki chante souvent pour eux, en plus d’un emploi du temps surchargé. Elle est très gentille.
  • Deux pianistes, Jim et Ben — un pour le soir, l’autre pour le matin —, dits répétiteurs. Ils remplacent évidemment l’orchestre en l’attendant. Un piano droit. Andrew les dirige cependant comme s’ils étaient l’orchestre, introduisant des nuances, essayant des trucs. Ils sont bien pratiques, et très agréables. Et puis ils jouent bien du piano.
  • Marshall Pynkoski  : le metteur en scène et co-directeur artistique d’Opera Atelier. Un ancien danseur aussi. Il fait un travail formidable et se lève très tôt le matin.
  • Jeannette Lajeunesse-Zingg  : la chorégraphe de la compagnie et co-directrice artistique. Ses ballets sont toujours extrêmement justes, beaux et baroques. Elle danse aussi dans les spectacles, et donne des cours de danse dans l’école fondée par la Compagnie.
  • Gérard Gauci  : le set designer, c’est-à-dire décorateur. Il travaille avec la compagnie depuis toujours, et son travail est très intéressant. C’est également un peintre reconnu, dont plusieurs tableaux sont suspendus chez Marshall et Jeannette. J’aime beaucoup ce qu’il fait.
  •  Jennifer Parr, la fight coordinator. Celle qui chorégraphie, en prenant en compte la mise en scène, toutes les scènes d’escrime de l’opéra — et il y en a beaucoup. Elle travaille avec les chanteurs et les danseurs et veille à ce que personne ne se blesse, car ça arrive très vite, surtout à la vitesse où va la dernière scène avant le dénouement. 
  • Les gens du bureau  : ceux qui s’occupent des sous, de l’administration de la Compagnie. Je ne les vois pas beaucoup, pour ainsi dire jamais, à part Jane Hargraft, l’administratrice.
  •  Kevin Fraser  : le créateur des lumières. Bien sûr il n’interviendra que beaucoup plus tard, quand nous investirons le théâtre, dans deux semaines. Il a déjà créé les lumières sur papier, sachant exactement ce qu’il faut pour quoi et quand. Son travail est très coloré, très fort — en parfaite adecquation avec la mise en scène.
  • Les stage managers  : Kat Chin, Nan Shepherd, Sam Joyce, Megan Mitchell-Downey. Elle font tout. Ce sont les seules, avec Marshall et moi, à travailler toute la journée, de 10h à 21h 30, pour une journée classique, et sans elles nous serions complètement perdus. Ce sont elles qui vont acheter à manger à un membre de l’équipe artistique qui n’aurait pas eu le temps de le faire, qui s’occupent de faire changer un talon à une chaussure dans un costume, qui coordonnent tous les services (maquillage, costumes, mise en scène, bureaux…), elles notent la mise en scène, pour archives, mais aussi pour avoir les entrées et sorties précises des personnages — car, pendant le spectacle, ce seront elles qui seront en coulisses pour prévenir d’une entrée imminente sur scène, à travers les haut-parleurs qui sont dans toutes les loges, puis qui signaleront aux artistes le moment précis de leur entrée. Elles savent tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on doit encore faire, surveillent l’horloge, lavent le sol du studio plusieurs fois par jour, font le café, remplissent nos verres d’eau, et veillent à ce que la Compagnie ne soit pas hors-la-loi, en faisant en sorte que les pauses soient respectées, ainsi que toutes les réglementations absurdes. Ce sont elles (surtout Kat, general stage manager) qui font le planning tous les soirs pour le lendemain, en s’arrachant les cheveux, partagées entre les demandes de Marshall, les indisponibilités et les ordres de tous, et les législations.

Tout pourrait les rendre chèvre sans qu’on puisse le leur reprocher, mais elles sont toujours calmes et ne se plaignent jamais.

 

Mardi 13 octobre 2009, J 13.
Un peu avant minuit.

Les différents éléments s’assemblent de plus en plus, et chacun prend ainsi plus d’ampleur.
Aujourd’hui, nous sommes rejoints en fin de journée par les danseuses — et nous voyons tous les ballets de la première moitié de l’acte un (jusqu’à l’entrée de Thoas), avec Peggy et Cassandra sur scène, chantant.
D’avoir huit personnes supplémentaires sur scène change tout, et l’ensemble gagne en intensité, forcément. Les plaintes, les douleurs d’Iphigénie en deviennent beaucoup plus délicates, mais aussi plus tristes et pathétiques — et les ballets, déjà émouvants seuls, se chargent d’une force nouvelle, que leur insuffle les chanteuses.

Ce qui est amusant, tandis que nous répétons donc ces scènes, c’est qu’au milieu de tant de grâce, de charme, les danseuses n’hésitent pas à constamment jeter des coups d’œil dans les miroirs qui leur font face, pour se viser, cassant pour un instant la magie de ce qui se passe sur scène, mais en instaurant une autre, propre à la danse.

Le reste de la journée nous a paru très rapide. Comme nous finissons beaucoup plus tard dorénavant, à cause des danseurs qui ne peuvent nous rejoindre qu’en soirée, nous commençons plus tard également, et ces ceux jours de repos nous ont bien remis d’aplomb. Et nous étions tous tellement contents de nous tous retrouver ce matin qu’il a été difficile de travailler sérieusement pendant un moment, tant les conversations allaient bon train.

Le froid commence lentement à s’installer sur Toronto, et on peut déjà voir de la buée s’échapper de nos bouches, lorsque nous respirons à l’extérieur. Un froid un peu humide, que j’aime beaucoup.

 

une vue polaroïdique plutôt vague des croisements de Yonge & Queen et de Queen & Victoria, ou un quart de bloc, seul paysage quotidien de l’auteur de la présente. © Charles di Meglio pour Muse Baroque, 2009

Mercredi 14 octobre 2009, J 14.

Minuit.

Alors que jusqu’à présent le temps semblait passer posément, depuis hier et l’arrivée des danseurs, tout file à grande vitesse, et à mesure que le spectacle s’approche, les choses s’accélèrent !

Je ne rentre qu’à peine du studio ; la journée d’aujourd’hui a été fort riche, et bien que terminée à dix heures et demie et des poussières, a été suivie par une série de détails pratiques à régler pour demain.

Pour la première fois tous les solistes et presque tous les danseurs étaient réunis dans le studio — auxquels s’ajoutaient le reste de l’équipe artistique, plus l’équipe technique, plus quelques personnes du bureau —, et jamais ne l’avions-nous vu aussi rempli depuis le début des répétitions. C’était impressionnant, très vivant, grouillant de monde de partout, bavardant fort dans tous les coins…

Nous avons déblayé une grande partie des deux scènes finales, de l’entrée de Thoas, à la fin de l’opéra, qui compte beaucoup de danses, et d’escrime, et où tout le monde est sur scène. Enormément de choses à régler, et au millimètre près — il est facile de blesser quelqu’un en dégainant mal son épée !

Thoas furieux menaçant Iphigénie et Oreste (Des tes forfaits…) prend avec ses cinq gardes une puissance toute autre — les garçons sont terrifiants, et je frissonne devant mes pupitres.

Nous finissons la journée dans l’hystérie la plus totale, tous tendus dans un effort commun pour être efficaces et gagner du temps pour avancer le plus possible — et même s’il m’est difficile de véritablement remplir mes fonctions « dictionnales » dans ces cas-là (les chanteurs ont tant à faire et penser qu’il est inconcevable de leur faire des retours pendant ou même après de telles séances de travail), je n’ai pas le temps de m’ennuyer, pris par ce qui se passe sur scène, mais aussi par la préparation de la journée de demain, pas facile à organiser dans cette démence: nous avons une petite présentation publique du spectacle, pour le promouvoir, après laquelle je dois photographier Tom, sans parler de la journée de travail normale et habituelle: filage, puis reprise du final avec les danseurs…

 

Charles Di Meglio

Étiquettes : , , , Dernière modification: 2 juin 2020
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