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Clair et net (Bach, Suites Françaises – Gallon, L’Encelade)


Jean-Sébastien BACH (1685-1750)
Suites Françaises BWV 812 à 819

Pierre Gallon, clavecin flamand Mar Ducornet, 2020.

1 CD double digipack, L’Encelade, 2022, 78’22 + 78’19.

C’est à un récital très pensé que nous convie Pierre Gallon. On remarque d’emblée qu’il regroupe huit suites, la BWV 818a en la mineur et l’inachevée 819a en mi bémol majeur – bien connues mais souvent enregistrées séparément – ont rejoint le corpus canonique. De plus, insertion plus discutable, l’interprète a ajouté des préludes à chaque suite, tirés d’autres pièces de Bach, de François Couperin ou de Dieupart. Cela nous semble intéressant mais malheureux, soit du fait la rupture d’unité de composition, soit tout simplement par le bouleversement que cela apporte à ces pièces mille fois entendues. Passe encore pour la BWV 815 dans sa variante dite 815a où l’on dispose d’une copie ancienne dotée d’un prélude, mais pour le reste, l’ajout est plus audacieux voire troublant. Faut-il rappeler au lecteur que ces suites françaises n’ont de françaises que le nom ? Et encore ! On doit l’appellation à Forkel, en 1802, qui qualifie ses suites d’ « écrites dans le goût français ». Cependant, les musicologues relèvent que les Suites anglaises le sont presque davantage, et que maints mouvements des françaises sont carrément italianisants : comme les courantes des Suites n°2, 4, et 6. Pour ajouter à la confusion de nos lecteurs, les cinq premières suites se retrouvent dans le manuscrit du premier volume du Klavierbuchelein d’Anna-Magdalena Bach et l’on peut supposer qu’elles avaient été écrites à l’époque heureuse de Köthen à des fins pédagogiques.

Loin de l’énergie fougueuse d’un Rousset (Ambroisie) ou de la liberté nostalgique de Blandine Rannou (ZZT), Pierre Gallon livre un Bach très intellectualisé, d’une complexité formelle remarquable. La lecture est soupesée au trébuchet, extrêmement articulée, très analytique. Voilà une radiographie des Suites, un Holbein millimétré plus qu’un sfumato. L’Allemande de la première suite, perlée et subtile, concilie dignité et fragilité. Le clavecin de facture flamande, sorti de chez Marc Ducornet, est inspiré par un Joseph Johannes Couchet de 1679, mais avec deux claviers et une étendue élargie, un jeu de nasal et un jeu de luth en cuir. C’est un instrument aux sonorités délicates et variées, plus intimiste qu’orchestral, parfois dur et rauque, bien différent brillant de ses congénères français et qui convient particulièrement à la vision un peu douce-amère et à la gravité pudique du claveciniste. La Sarabande de la première suite dévoilé sa nostalgie lancinante, au tempo posé, au contrepoint appuyé. A l’inverse, et en dépit de la richesse des ornements et de la souplesse du touché, il manque aux Menuets un je-ne-sais-quoy de dansant et de libre. Les Sarabandes sont superbes, et bénéficient quelquefois du jeu de luth de l’instrument, comme dans la seconde suite hivernale, douce-amère dans sa suspension. La troisième Suite développe là-encore un beau trio Allemande-Courante-Sarabande, quoique la richesse contrapuntique et sa densité rendent les lignes touffues. Pierre Gallon peint son Anglaise un peu droite et tendue, plus apprêtée que charmante, prude respectueuse de l’étiquette. Idem pour un Menuet et Trio presque professoraux, qui ne sont pas rappeler le toucher régulier d’un Olivier Baumont. De la 5ème Suite en mi bémol majeur, on regrettera étonnamment l’absence de gravité et de pathos de l’Allemande introductive. Est-ce à cause de l’adjonction du Prélude arpégé (BWV 815a), d’une souple efflorescence, qui transforme cette entrée en pièce intermédiaire ? Ou la retenue naturelle de l’artiste le conduit-il à ne pas trop insister sur la sentimentalité douloureuse de cette Allemande ? Les autres mouvements, posés et analytiques, à la clarté ferme, perdent en suggestivité ce qu’ils énoncent avec leur précision d’horloger. Même la Gigue finale se fait virtuose, sans jubilation.

 

En ce qui concerne les deux suites non canoniques, on admirera la profondeur chantournée de l’Allemande de la Suite en la mineur BWV 818a, d’une évocation altière et un brin nostalgique. Pierre Gallon est moins à son aise dans la Courante, brillante mais sans pétillance ni enjouement, mais son affinité avec les Sarabandes se confirme à l’écoute de celle-ci, rêveuse et ouatée, à la pudeur frémissante, insistant juste ce qu’il faut sur quelques pointes chromatiques. Même chose dans le BWV 819(a). Certes l’Allemande est un peu guindée, trop droite, mais la Sarabande ample et généreuse, presque orchestrale convainc par son drapé chatoyant.

Voilà donc un double disque inégal mais sincère, d’une profondeur pensée, d’une abstraction intellectualisée, souvent fascinante dans les mouvements lents et à laquelle on reprochera surtout une absence d’abandon gracieux et de spontanéité mélodique. En un mot, ce Bach est davantage marqué par son clavecin flamand que par l’ivresse de la Régence.

 

 

Viet-Linh NGUYEN

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 3 mai 2024
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