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Ombre et Lumière (Rameau, Pygmalion, Iso, Zémide, Van Mechelen, A Nocte Temporis – Château de Versailles Spectacles)

Jean Philippe RAMEAU (1683-1764)
Pygmalion (1748)
Acte de Ballet sur un livret de Sylvain Ballot de Sauvot, créé à l’Académie Royale de Musique en 1748

Pierre Iso (1715-1794)
Zémide (1745)
Acte de Ballet sur un livret du Chevalier de Laurès, représenté à l’Académie Royale de Musique le 20 juillet 1759

Ema Nikolovska, Zémide, reine de Scyros & Céphise
Reinoud Van Mechelen, Pygmalion
Gwendoline Blondeel, L’Amour
Virginie Thomas, La Statue
Philippe Estèphe, Phasis amant de Zémide

Chœur de Chambre de Namur,
A Nocte Temporis,
Reinoud Van Mechelen, direction

1 CD digipack, 2025, Château de Versailles Spectacles, 80’, 2025

Le Pygmalion de Jean-Philippe Rameau serait-il en passe de devenir un tube de la musique baroque ? Du moins un standard ? Nous sommes en droit de nous poser la question à l’écoute de la frénésie de parutions autour de l’œuvre, pas moins de deux au cours de cette seule année 2025 chez Château de Versailles Spectacles, qui il est vrai met en boîte quasiment tous ses concerts. Car après Camille Delaforge et son ensemble Il Caravaggio il y a quelques mois, associant le classique du divin dijonnais à une cantatille éponyme bien moins renommée d’Antoine de Bailleux, c’est au tour de Reinoud Van Mechelen et de l’ensemble A Nocte Temporis de nous offrir leur version de l’œuvre, osant eux aussi l’association avec un compositeur plus obscur, le méconnu Pierre Iso (1715-1794), pour une Zémide dont le présent enregistrement constitue une première mondiale.

Cette parution fait suite au concert donné par le haute-contre belge et son ensemble au château de Versailles en décembre 2024 et dont nous nous étions fait l’écho, où nous retrouvons, outre Reinoud Van Mechelen dans le rôle de Pygmalion, la mezzo-soprano Ema Nikolovska, à la carrière encore un peu timide de ce côté de l’Atlantique mais bien plus développée au Canada dont elle est originaire, incarnant les rôles de Céphise chez Rameau et de Zémide chez Pierre Iso, ainsi qu’en habitués de ce répertoire, Gwendoline Blondeel (l’Amour), Virginie Thomas (la Statue) et Philippe Estèphe en Phasis, amant de Zémide dans l’œuvre de Pierre Iso.

Et puisque le Pygmalion de Rameau est une œuvre dont nous avons à de nombreuses reprises parlé dans ces pages, honneur pour débuter au Zémide (1745) de Pierre Iso, œuvre contemporaine de celle de Rameau qui paraît trois ans après. Parfois la postérité est injuste et si le nom de Pierre Iso réveille encore quelques souvenirs chez les mélomanes, c’est souvent moins par le souvenir de sa musique que par celui de ses déboires, son nom restant attaché à la Querelle des Bouffons, durant laquelle il ferraille notamment avec Jean-Jacques Rousseau, et par un procès pour appropriation d’œuvres intenté à Pierre de la Garde (1717-1792), Maître de Musique des Enfants de France (petits-enfants de Louis XV), procès perdu malgré semble-t-il nombre de témoignages en faveur de Pierre Iso, et qui envoya ce dernier quelques temps au Châtelet.

Son œuvre restant méconnue c’est avec d’autant plus de plaisir que l’on goûte à la redécouverte de cette Zémide, qui ne mérite en rien les tréfonds d’une relégation dans laquelle elle était tombée. La partition, à rattacher comme le Pygmalion de Rameau au genre des actes de ballets alors en vogue, s’avère dans sa concision d’une élégance gracieuse et séduisante. Certes, nous pourrions arguer que le livret, signé Antoine de Laurès (1708-1779), librettiste pour Blavet de La Fête de Cythère quelques années auparavant (1753), n’est pas d’une folle originalité et se contente d’une narration assez convenue sur les pouvoir de l’amour, sans par ailleurs prendre fondement sur un mythe réellement original, cette Zémide restant assez obscure. Peut-être la principale explication à avancer pour expliquer l’insuccès de l’œuvre et sa relégation. C’est d’autant plus dommage que la partition de Pierre Iso s’avère nettement plus intéressante et qu’A Nocte Temporis sait en révéler les douceurs. Riche, chatoyante, dense et variée, elle témoigne de la maîtrise de l’écriture orchestrale de son auteur et cela dès l’ouverture, mélodieuse et fournie, dominée par une architecture de cordes à la souplesse légèrement en avance sur la musique de son époque. L’ouverture à la française donne le ton, marquée à la fois par une franchise rythmique avérée et un goût pour les cordes plus marqué que chez Rameau, qui lui préfère flûtes et bois à de nombreuses occasions. Si Pierre Iso fait la démonstration de sa maîtrise orchestrale, il ne délaisse en rien ses rôles, s’attachant à développer par sa musique l’expressivité de ceux-ci. Ses faveurs vont aux deux rôles féminins de la pièce, Zémide et l’Amour, développant entre les deux une évidente connivence. Le monologue initial de l’Amour (scène 1) est l’occasion pour Gwendoline Blondeel de faire montre d’une expressivité implorante, accompagnée par flûtes et bassons, le compositeur tranchant en cela avec les cordes de l’ouverture. Ces qualités expressives, cet art de la rythmique se retrouve, toujours confié au personnage de l’Amour, dans l’air J’anime, j’embellis, j’enchante la nature (scène 4). Zémide, incarnée par la voix franche, claire et projetée d’Ema Nikolovska, hérite pour sa part des tonalités plus sombres de la musique de Pierre Iso, plus introspectif, où le chœur vient souvent en contrepoint souligner les hésitations, que ce soit sur le Chantez, chantez les charmes, introductif de la grande scène 4 ou bien sur Que le dieu des plaisirs règne dans ce séjour lors de la scène finale. Ces chœurs qui sont l’autre marqueur du style de composition de Pierre Iso, qui à la fois soulignent les sentiments des personnages et accentuent la dramaturgie de la composition, rattachant sous cet aspect le compositeur dans la grande tradition du baroque à la française qu’il défendit dans ses écrits.

Zémide de Pierre Iso s’avére donc une découverte des plus exaltantes, à laquelle manque peut-être juste un ou deux airs se distinguant par une originalité propre pour rester dans les mémoires et garantir sa postérité.

L’originalité de la composition, la marque sur nos mémoires, c’est a contrario indubitablement ce qui explique l’engouement autour du Pygmalion de Jean-Philippe Rameau, sous la direction de Reinoud Van Mechelen prend des accents plus ronds que chez Camille Delaforge : les tempi sont plus apaisés, mettant en exergue l’aspect alerte de la composition. La célèbre ouverture, avec son allégorie des coups de ciseaux sur la pierre gagne ici en rondeur et en majesté baroque ce qu’elle perd en tranchant et en nervosité. C’est là l’indéniable originalité de Reinoud Van Mechelen, qui en s’emparant de ce classique fait le choix de privilégier la solennité de la rythmique, le respect d’une certaine préséance de la musique de cour, là ou nombre de ses confrères ont mis en lumière la modernité et le caractère visuel de la composition de Rameau. L’ouverture, plus lente, plus douce, aux flûtes plus moelleuses que dans la plupart des approches récentes ravira les partisans d’une interprétation apaisée et lumineuse de l’œuvre, bien que les violons, aux attaques plus franches, apportent contrastes et relief. Nous retrouvons cette patte lors de nombreux passages instrumentaux de l’œuvre, notamment dans la grande suite de danses de la scène 4, où se succèdent Chaconne, Rigaudon et Gavotte avec un sens précis de la rythmique.

Reinoud Van Mechelen s’est imposé depuis maintenant plusieurs années comme l’un des hautes-contre les plus intéressants de sa génération, posé dans ses respirations, précis dans ses inflexions, redonnant toute sa noblesse à un genre très français un peu relégué par les prouesses vocales plus maniéristes des contre-ténors. Pierre de Jéliote, créateur du rôle de Pygmalion, comme de nombre de rôles pour Jean-Philippe Rameau fut d’ailleurs le nœud gordien d’un album consacré par le haute-contre belge aux rôles créés par celui-ci (Alpha). C’est donc en fin connaisseur de ce répertoire qu’il s’en empare, délivrant dès l’initial Fatal amour, cruel vainqueur (scène 1) un monologue implorant, porté par une diction parfaite aux inflexions des plus variées, qualités toutes faites de subtilités se retrouvant dans le non moins célèbre Que d’appas, que d’attraits (scène 3) ou sur le récit D’où naissent ces accords ? Une expression de la juvénilité, de l’hésitation face à l’amour, de l’apprentissage des sentiments qui culmine dans le ravissement en fin d’œuvre avec un Règne, amour sur lequel sa technique de Reinoud Van Mechelen culmine dans les multiples variations de ses inflexions poitrinaires. Dans le rôle de la Statue, nous retrouvons avec plaisir la voix ancillaire, juvénile, délicate et expressive de Virginie Thomas, en grande habituée des rôles de nymphes et autres jeunes filles, achevant de faire de cette nouvelle version du Pygmalion de Rameau par Reinoud Van Mechelen un enregistrement très hautement recommandable.

 

Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : captation équilibrée, sans remarques particulières.

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 24 décembre 2025
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