Rédigé par 9 h 28 min Littérature & Beaux-arts, Regards

Vaudeville sanglant (Philippe Beaussant, Stradella)

La vie de Stradella étant digne d’un livret d’opéra, il était normal que Philippe Beaussant s’en fasse le metteur en scène, au risque d’en édulcorer, par trop de synthèse, les aspects les plus académiques mais pas les moins révélateurs de son parcours. Nous retrouvons donc Stradella à la fin de sa vie, au moment où il est obligé de fuir Rome afin de poursuivre sa création et ses amours à Venise. Où l’on verra notre musicien composer, séduire, tomber amoureux, louvoyer entre les impossibles, et finalement fuir à nouveau avant de tragiquement terminer, après quelques rebondissements que la bienséance nous oblige à le pas déflorer.

«À peine était-il mort que les imaginations s’enchantaient de ce destin plein de musique, de femmes, d’enlèvements et de cavalcades. J’en ai fait un roman (…) à double et à triple fond, où tout est miroir, vrai faux et faux vrai.»

Philippe BEAUSSANT (1930-2016)
Stradella
Gallimard ,NRF, 1999, 320 pages.

Trop embrasser est le moyen de mal estreindre
Les œuvres littéraires contemporaines prenant pour cadre la musique baroque ne sont pas légions, d’autant plus si l’on restreint la définition à celles écrites par des auteurs ancrant leur argument dans la sphère de pensée et de production culturelle de l’époque, ce qui exclut de fait nombre de romans historiques, souvent trop enclins à calquer un mode d’action contemporain sur un décor ancien, au mépris d’une réelle vraisemblance historique.

Cette rareté bien réelle des ouvrages romanesques sur la période baroque, entendue dans l’acceptation la plus noble du terme, induit de fait que nous nous attardions sur ceux-ci. Aussi, quand nous avons eu connaissance de ce Stradella de Philippe Beaussant, publié il y a une vingtaine d’années et primé de surcroît, un enthousiasme presque juvénile s’est emparé de nous au moment d’effleurer le papier satiné de chez Gallimard.

D’Alessandro Stradella (1643-1682) nous avions au cours d’une récente critique de disque, évoqué le caractère au combien romanesque de la vie, l’homme se montrant aussi habile à la composition qu’à la séduction, s’attirant éloges de commanditaires comblés et foudres de maris trompés, au point que sa vie ressembla souvent à une longue fuite entre républiques et principautés italiennes, fuite trouvant un point d’orgue tragique à Gênes, où le séducteur tombe sous les lames de quelques spadassins.

Portrait gravé d’Alessandro Stradella, par Louis Denis. Source : BnF

De Philippe Beaussant, hélas disparu il y a de cela quatre ans, nous ne pouvons que louer l’immense érudition qui fit de lui durant plusieurs décennies un conteur et un passionnant passeur de la geste baroque au travers de biographies très documentées mettant en relief la vie et les apports de Couperin (1980), Rameau (1982), Lully (1992) ou encore Monteverdi (2003), ainsi que souligner la publication de plusieurs romans desquels nous retiendrons L’Archéologue (1979) ou encore Héloïse (1993). Son ébouriffante culture, matinée d’un humour du meilleur aloi (relisez Mangez baroque et restez mince, 1999) le vit aussi fervent cofondateur du Centre de musique baroque de Versailles, institution si essentielle à la recherche et à l’expression musicale. Autant de qualités qui lui valurent très justement d’être invité à rejoindre l’Académie française durant près d’une décennie, au fauteuil occupé antérieurement par La Bruyère.

Pourtant, avouons que la lecture de ce Stradella, malgré l’enthousiasme initial, nous a laissé un peu sur notre faim. Nous comprenons aisément ce qui a interpellé Philippe Beaussant dans la vie de Stradella. L’opposition affichée entre le raffinement de principe de la composition musicale et la vie dissolue du compositeur était en effet propice à l’écriture de variations gourmandes sur les méandres de la création et les atermoiements du créateur. Car la vie de Stradella étant digne d’un livret d’opéra, il était normal que Philippe Beaussant s’en fasse le metteur en scène, au risque d’en édulcorer, par trop de synthèse, les aspects les plus académiques mais pas les moins révélateurs de son parcours. Nous retrouvons donc Stradella à la fin de sa vie, au moment où il est obligé de fuir Rome afin de poursuivre sa création et ses amours à Venise. Où l’on verra notre musicien composer, séduire, tomber amoureux, louvoyer entre les impossibles, et finalement fuir à nouveau avant de tragiquement terminer, après quelques rebondissements que la bienséance nous oblige à le pas déflorer.

Traitant des derniers mois de la vie de Stradella, Philippe Beaussant se place à la limite entre la fiction et l’essai littéraire, et l’avouant comme tel à son lecteur, cherchant, habile narrateur, à emmener son auditoire à la découverte des constantes de la nature humaines dans le processus de création et de leurs interactions, pas forcement très heureuses, avec l’environnement sociétal. Brisant la frontière entre le vrai et le faux dans sa narration, intervenant lui-même dans le fil du discours, à l’exemple d’un Orson Welles dans Vérités et Mensonges (1973), autre œuvre fondée sur le flou entre le vrai et le faux et réflexion sur le processus de création, Philippe Beaussant n’hésite pas à nous faire part de ses impressions sur la scène qu’il est en train d’écrire, à nous livrer un souvenir, une anecdote, une correspondance, une émotion, le tout avec élégance et le plus souvent fort à propos, mais au prix d’une progression narrative qui s’en trouve souvent coupée, réduisant ainsi le rythme soutenu de sa narration principale. Une réelle faconde liée à une plume enlevée et gracieuse peut ainsi nuire à un roman apparaissant parfois par trop léger et décousu.

Si l’histoire d’amour, de cape et d’épée, et la réflexion brillante sur l’homme et ce qui le façonne fait dans les meilleurs moments penser à Mademoiselle de Maupin (1835) de Théophile Gautier, il manque à ce Stradella la constance du souffle et la portée sociétale du premier. Reste toutefois une badinerie savante où l’on se plaira à croiser des références très appropriées à Pieter De Hoogh, au Titien, à Aloysia Weber ou encore à la petite ville de Asolo (Vénétie) où passent les personnages du roman et par ailleurs lieu de l’action du Gli Azolani (1505) de Pietro Bembo, œuvre littéraire phare de la Renaissance italienne et savoureux dialogues sur la condition amoureuse.

Avec son Stradella, Philippe Beaussant ne réussit pas une biographie du compositeur, ce qui n’est pas son but, mais pas non plus un grand roman d’aventures ou une réflexion structurée sur le processus de création artistique. Trop embrasser est le moyen de mal estreindre disait déjà Renaudot, et c’est le principal reproche que nous pourrions faire à ce roman, par ailleurs plaisant à lire et qui nous l’espérons, donnera envie au lecteur de se plonger avec délectation dans la musique de Stradella et plus généralement dans le baroque italien, sans pour autant délaisser les autres œuvres de Philippe Beaussant.

 

Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , Dernière modification: 21 octobre 2020
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