Rédigé par 10 h 23 min CDs & DVDs, Critiques

Un Espagnol au Levant (Le voyage en Orient, Le Banquet du Roy – Hortus)

Le Voyage en Orient,
Sur les pas de Francisco Guerrero de Séville à Jérusalem,
Œuvres tirées des Canciones y Villanescas espirituales, Venise (1589), Mottecta liber secundus, Venise (1589), Cancionero Musical de Medinaceli (Biblioteca Bartolomé March, 16ème siècle), Liber Vesperum, Rome (1584), ainsi que de quelques recueils d’œuvres anonymes.

Ensemble Le Banquet du Roy :
Gertrudis VERGARA, Soprano,
Yannick LEBOSSE, contre-Ténor, guitare renaissance, guitare baroque.
Georges Camil ABDALLAH, baryton, chant oriental et byzantin.
Samir HOMSI, oud, riqq, darbouka,
Julie DESSAINT, viole de gambe,
Benoît TAINTURIER, cornet à bouquin, flute à bec.
Emmanuel VIGNERON, doulciane basse, flûte à bec.
Olivier GLADHOFER, viole de gambe, bombarde, doulciane ténor, flûte à bec et direction musicale

Pièces byzantines et orientales interprétées par Georges Camil ABDALLAH et Samir HOMSI.

1 CD digipack, éditions Hortus, 2022, 64′.

Si Chateaubriand partit de Paris pour suivre son itinéraire vers Jérusalem, c’est de Séville que s’engagea Francisco Guerrero (1528-1599) vers cette même quête de la ville Sainte. Moins mis en lumières par la postérité que son contemporain et maître Cristobal de Morales (vers 1500-1553), Guerrero n’en reste pas moins l’une des figures majeures de la Renaissance espagnole et de la musique du Siècle d’Or, auteur d’une œuvre abondante comptant dix-neuf messes et environ cent cinquante pièces liturgiques, à auxquelles s’ajoutent une importante œuvre profane, le distinguant en cela de son aîné et de Tomas Luis de Victoria (1548-1611), autre figure majeure de la musique ibérique et d’un royaume connaissant une vitalité culturelle jamais égalée depuis.

Mais si Guerrero est admiré pour ses compositions, il est aussi connu pour la publication et le grand succès de la relation qu’il publia de son voyage en Terre Sainte sous le titre El viaje de Hierusalem (1590). L’œuvre connaîtra des rééditions multiples avec parfois quelques aménagements et une édition en français est disponible aux Editions Jérôme Million, sises place Vaucanson à Grenoble.

Ce disque est la rencontre entre la musique de Francisco Guerrero et l’Orient, ses atmosphères et ses sons, sa musique, ses influences. L’ensemble du Banquet du Roy ne compose en effet pas un simple recueil d’œuvres du maître espagnol, mais nous invite à voyager avec Guerrero, sa musique et celles qu’il a pu découvrir au cours de son voyage. D’où un panel de sons, une diversité musicale dans laquelle il faut parfois se laisser embarquer, au risque de quelques embardées. Un périple quasi homérique que l’on se plaît à suivre autant pour la musique que pour la découverte de la destinée, au final fort peu banale du compositeur.

Portrait de Francesco Guerrero, gravure in Descripción de verdaderos retratos de ilustres y memorables varones, Sevilla, s. d., 1599. Source : Wikimedia Commons.

Car Francisco Guerrero est déjà un homme accompli au moment où il entreprend son voyage. Entré enfant au sein du Chœur de la cathédrale de Séville, il est nommé à dix-sept ans Maître de Chapelle à la Cathédrale de Jaen (Andalousie). Renommé avant trente ans, il compose ensuite pour le chœur de Séville et voyage dans toute la péninsule ibérique, ainsi qu’en Europe, aidé en cela par son entrée au service de Maximilien II, Empereur du Saint-Empire dont la fille Anne d’Autrice épousa Philippe II d’Espagne. C’est ainsi qu’il passe un an en Italie (1581-1582), pays conservant de nombreuses œuvres originales du compositeur.

C’est donc carrière et renommée faite, au cours de sa soixantième année que Francisco Guerrero s’embarque pour l’orient, passant par Venise. Sa dévotion, grandement perceptible dans ses écrits est assurément aux fondements de cette expédition, qui devait par bien des aspects s’avérer aventureuse. Mais, au-delà d’un périple encore assez rare à son époque, qu’ne est-il musicalement des œuvres présentées. Evacuons tout de suite la recherche dans la musique de Guerrero d’une possible influence de l’Orient. Les œuvres rassemblées ici, issues de deux recueils liturgiques provenant de Venise et Rome ont toutes été composées avant son départ et ne peuvent donc s’inscrire dans le cadre d’une imprégnation culturelle des rythmes orientaux, au-delà de ce que Guerrero aurait pu entendre sur les rives occidentales de la méditerranée.

Musicalement, Le Banquet du Roy nous offre une belle introduction à l’œuvre de Francisco Guerrero, dont les œuvres hantent trop rarement les programmes par rapport à celles de Morales. Voici l’occasion de profiter des ravissements offerts une interprétation dont les musiciens affichent une remarquable maîtrise de la rythmique, toujours gracieuse, enlevée et légère, à l’exemple de cette Apuestan zageles dos ou de cette Alma, mirad viestros Dios à la délicieuse amplitude, laissant transparaître une fraicheur et une profondeur de sentiments portant aux nues cette musique de la Renaissance. Il y a aussi chez Francisco Guerrero l’art de la texture homophonique, où la voix dominante (le plus souvent la soprane Gertrudis Vergara, au timbre clair, parfaite d’aigus frais et limpides) s’associe aux autres pupitres savamment en retrait avec un relief nuancé. On distinguera l’alto sensible de Yannick Lebossé, qui officie également à la guitare baroque ou Renaissance. Est-ce un effet d’aubaine des succès des enregistrements de Christina Pluhar ? On avouera regretter que le cornet à bouquin, qui sait si souvent insuffler une rythmique enjouée et une chaleureuse présence, s’avère ici trop mis en avant (dans le Si tus penas no prueblo notamment) allant bien au-delà de rôle d’essentiel soutien. Remarquons l’usage intéressant fait de la doulciane dans plusieurs des œuvres présentées (O domine Jesu Christe), incontournable de la musique de la Renaissance espagnole (où le facteur Melchor fut renommé pour ses fabrications).

Conçu comme un accompagnement au voyage, le présent enregistrement s’autorise de bienvenues digressions vers les musiques traditionnelles orientales ou plus exceptionnellement espagnoles, à l’exemple du superbe Di, perra mora, attribué à Pedro Guerrero (le frère aîné de Francisco), ravissant de par la complexité de sa composition, entremêlant voix féminine et masculine, et soutenu par une flûte entrainante du plus bel effet. De l’Orient nous viennent un bel hymne grec (Meth’imon o Theos) et quelques mélodies proche orientales qui ont pu bercer le voyage de Francisco Guerrero à l’exemple de ce Ya tera tiri ya h’amama d’origine syrienne transcendantal. Si ces incursions pourront surprendre dans une programmation tournée vers la musique de la Renaissance, elles apparaissent comme une illustration du pèlerinage de Guerrero en Terre Sainte. La beauté des voix de Georges Camil Abdallah & Samir Homsi illumine cette véritable bande-son des délices d’un voyage en Orient.

Pourtant ce périple ne fut pas de tout repos : sur le chemin du retour, le navire de Guerrero fut arraisonné par des pirates, mésaventure hélas encore fréquente en Méditerranée jusqu’aux premières années du dix-neuvième siècle. Emprisonné, Francisco n’est libéré que contre rançon et ainsi endetté connaît quelques ennuis judiciaires en Europe, le menant en prison. Sur la toute fin de sa vie la cathédrale de Séville fait de nouveau appel à lui, et c’est finalement une épidémie de peste qui l’emporte, en 1599.

Reste le parcours d’un compositeur majeur de la musique du Siècle d’Or, qui au-delà de sa musique se double d’un pèlerin, d’un voyageur et écrivain, auquel ce disque rend un hommage aussi sincère que mérité.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement clair, instruments trop mis en avant.

Étiquettes : , , Dernière modification: 2 mars 2023
Fermer