Rédigé par 18 h 06 min Concerts, Critiques

Sérénissime soirée (Nuit à Venise, Les Surprises – Théâtre des Bouffes du Nord, 24 avril 2023)

Portail de la Basilique Saint-Marc de Venise © Roman Bonnefoy pour Wikipedia Commons

Nuit à Venise
Les Maîtres de Chapelle de San Marco

Giovanni Legrenzi (1626-1690) : De Profundis
Tarquinio Merula (1595-1665) : Ballo detto Eccardo
Giovanni Antonio Rigatti (vers 1613-1648) : Magnificat
Claudio Monteverdi (1567-1643) : Longe mi Jesu
Giovanni Legrenzi : Adagio la Cetra
Alessandro Grandi (1590-1630) : O quam tu pulchra es
Claudio Monteverdi : Troppo ben puo
Claudio Monteverdi : Pulchrae sunt genae tuae, Laudate Dominum primo
Giovanni Legrenzi : Ingemisco, Oro Supplex
Antonio Lotti (1667-1740) : Crucifixus
Salomone Rossi (1570-1630) : Sinfonia Grave-Galliarda
Francesco Cavalli (1602-1676) : Agnus Dei
Giovanni Legrenzi : Salve Regina
Claudio Monteverdi : Dixit Dominus second

Eugénie Lefebvre et Jehanne Amzal, sopranos
Julia Beaumier, mezzo-soprano
Paulin Bündgen, alto
Clément Debieuvre et Sébatien Obrecht, ténors
François Joron et Guillaume Olry, basses

Ensemble Les Surprises :
Gabriel Grobard et Anaëlle Blanc-Verdin, violons
Benoît Tainturier, cornet à bouquin et flûtes
Lucile Tessier, dulciane et flûtes
Juliette Guignard, viole de gambe
Gabriel Rignol, théorbe
Louis-Noël Bestion de Camboulas, direction, orgue et clavecin

Concert au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, lundi 24 avril 2023.

Nous avions laissé Les Surprises au mois de février sur une représentation toute entière dévolue au Seicento italien, qui avait souffert de la défection en dernière minute de Marie Perbost, remplacée quasi au pieds levé par Perrine Devillers. C’est dans de proches contrées que nous les retrouvons ce soir, pour un programme tout entier consacré à la musique vénitienne des XVIème et XVIIème siècles, et plus particulièrement aux compositeurs, connus ou aux œuvres un peu délaissées, ayant occupés la charge si prestigieuse et convoitée de maître de chapelle de la Basilique de Saint-Marc.

Venise oblige, Louis-Noël Bestion de Camboulas compose un programme tout en cohérence, ponts et passerelles à la découverte d’œuvres et de compositeurs ayant fait resplendir l’art de la composition à Venise bien au-delà de la lagune, contribuant à faire de la Sérénissime à cette époque une place majeure des arts, dans ce qu’ils révèlent de la vitalité d’une cité, de l’émulation qui y règne et de la capacité, sans forcément faire école, à transmettre un savoir sur plusieurs générations. En cela, tranchant le plus souvent avec l’image fastueuse d’un Vivaldi ou celle un peu plus décadente d’un Casanova, c’est à une Venise plus intime, plus sereine et laborieuse, que nous sommes conviés ce soir, une cité des doges a priori calme mais pourvoyeuse aux détours de quelques canaux des talents les plus affirmés.

Monteverdi (1567-1643) est bien évidemment indissociable de la musique de cette période et fort bien représenté dans le programme de la soirée, le compositeur offrant aux Surprises l’occasion d’interpréter plusieurs morceaux à la gracieuse plénitude, à l’exemple du madrigal Longe mi Jesu pour trois voix, œuvre permettant au contreténor Paulin Bündgen d’enchanter de sa clarté, de sa précision de diction et de sa puissance vocale, parfaitement à l’aise dans un répertoire à la césure de la Renaissance et du baroque, qu’il explore par ailleurs à la tête de l’ensemble Céladon. Claudio Monteverdi, que nous retrouvons pour un bel enchainement constitué de l’instrumental Troppo ben puo, l’occasion pour Benoît Tainturier de délivrer au cornet à bouquins un son vif et champêtre tout à fait réjouissant dans cet air, contrastant en cela avec certains passages du concert où ce même instrument nous a semblé un peu trop en avant, couvrant partiellement d’une tonalité trop affirmée les autres instruments (sur le De profundis de Legrenzi notamment). S’ensuit un Pulchrae sunt genae tuae mettant en relief toute la souplesse du chœur féminin et dévoilant, tout comme dans le Laudate Dominum primo qui lui succède et enchante par les réponses tranchées et explosives entre les chœurs masculins et féminins, que Monteverdi est indéniablement à un niveau de maîtrise de composition dans les entremêlements vocaux rarement égalé, tant par ses prédécesseurs que par nombre de ses successeurs dans les décennies suivant sa disparition.

Paulin Bündgen – site officiel de l’ensemble Céladon

Louis-Noël Bestion de Camboulas sait aussi jouer avec le lieu, le décor de théâtre à l’italienne aux boiseries brutes et aux couleurs volontairement défraichies des Bouffes du Nord, offrant des airs de palais vénitiens à la séduisante intemporalité et par ses dimensions relativement réduite le moyen de faire migrer les chanteurs en tribune sur certains morceaux, à l’exemple de l’inaugural De profundis de Giovanni Legrenzi dans lequel les chœurs en tribune offrent une polychoralité tout à fait appropriée à la musique de cette période. Le nom de Legrenzi résonne moins à nos oreilles que celui de Monteverdi, et bien moins que celui de Vivaldi dont il fut, peut-être, l’un des professeurs. Accédant à la charge de maître de chapelle à la Basilique Saint Marc en 1685, en charge de la Cappella Marciana, il fut pourtant l’un des compositeurs les plus apprécié de son temps et s’illustra aussi bien dans l’opéra, la musique sacrée et l’art de la fugue, creusant le sillon d’une influence notable dans ce domaine, y compris auprès de Bach. Si l’Adagio tiré de sa sonate la Cetra est séduisant, nous retiendrons surtout le superbe Ingemisco, à la fois ample et dramatique et permettant de remarquer, outre la voix de Paulin Bündgen précédemment cité, celle de Clément Debieuvre, autre habitué de l’ensemble Les Surprises, dont la voix de haute-contre ne finit de nous séduire et de lui permettre de multiplier les prestigieuses collaborations. Giovanni Legrenzi que nous retrouvons encore dans l’air suivant, le beau et chaud Oro Supplex, avant qu’il ne vienne en fin de programme enchanter de son Salve Regina, aux belles imbrications du double chœurs mixte, terminant de démontrer que ce nom un peu délaissé mérite amplement une remise en lumières dans la succession des compositeurs marquants de la Sérénissime.

Antonio Lotti (1667-1740) fait aussi partie de ces compositeurs souvent injustement relégués au second plan, à l’exemple de Giovani Legrenzi dont il fut l’élève. Si nous redisons ici l’attachement particulier que nous avons pour son Requiem dans son intégralité (très bel enregistrement de Thomas Hengelbrock, Harmonia Mundi), c’est plus le Crucifixus donné ce soir qui se retrouve de manière assez régulière dans les programmations de concert. Donné là dans sa version à huit voix (la plus commune, même si on compte des adaptations pour dix voix ou plus resserrées) il constitue une expression accomplie de l’art polyphonique propre à Lotti, avec ces cassures de rythmes en suspension et parfois en contretemps, offrant aux chœurs féminins une place importante, avec des dessus d’aigus marqués (et dans lesquelles nous mentionnerons les sopranes Jehanne Amzal et Eugénie Lefebvre, deux autres habituées de l’ensemble). 

Enchaînant les morceaux et dirigeant l’ensemble tout en assurant lui-même les partitions de clavecin et d’orgue, Louis-Noël Bestion de Camboulas prend un plaisir palpable à l’exploration de ce répertoire vénitien dont les liens entre les œuvres et les compositeurs constitue un maillage cohérent, chaque compositeur s’inscrivant dans la filiation de ses prédécesseurs, dont il fut souvent l’élève, fréquentant au moins les mêmes lieux et travaillant le plus souvent pour les mêmes institutions. C’est alors pour l’ensemble l’occasion de quelques détours vers un Magnificat de Giovanni Antonio Rigatti (vers 1613-1648) des plus émouvant, offrant aux voix de ténors une belle partition, se mêlant aux chœurs dans une parfaite harmonie, tout comme le Ballo detto Eccardo de Merula (1595-1665) s’avère tout à fait intéressant, à la fois enjoué et dynamique, réhaussé par de joyeuses flutes (Lucile Tessier, Benoît Tainturier). Si nous avons moins goûté la Sinfonia Grave-Galliarda de Salomone Rossi, non dénuée d’intérêt mais un peu incongrue dans la programmation de ce soir, le O quam tu pulchra es, motet d’Alessandro Grandi (1590-1630) à la sacralité extatique, et soutenu sans ostentation par les instruments, convainc de la connaissance et de la parfaite appropriation par l’ensemble Les Surprises d’un répertoire vénitien si foisonnant qu’il réserve encore (et toujours ?) des surprises à y puiser.

Le concert de ce soir, soulignons-le encore une fois parfaitement composé dans les morceaux présentés et exaltant dans les liens tissés entre les œuvres est pour l’ensemble Les Surprises le prélude à la sortie d’un enregistrement (Nuit à Venise chez Alpha, paru le 28 avril), reprenant en grande partie le même programme. Souhaitons que longtemps encore cet ensemble puisse nous ravir de sa si exaltante curiosité musicale.

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE   

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