Rédigé par 18 h 39 min CDs & DVDs, Critiques

Elle a tout d’une grande (Ballade pour un violoncelle piccolo, œuvres de Weiss, Abel, Bach, Biber | Hanana – Seulétoile)

“Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise?” (Villiers de l’Isle-Adam)

Sylvius Leopold Weiss (1687-1750)
Prélude pour luth en ré mineur

Carl Friedrich Abel (1723-1787)
Adagio pour viole de gambe en ré mineur, Vivace ou Moderato pour viole de gambe en ré mineur

Sylvius Leopold Weiss
« L’amant malheureux », Allemande pour luth en la mineur

J.S. Bach (1685-1750)
Suite n°6 pour violoncelle en ré majeur, BWV 1012

Heinrich Ignaz Franz Von Biber (1644-1704)
Sonates du Rosaire : « L’ange gardien », passagaglia pour violon en sol mineur

Hager Hanna, violoncelle piccolo anonyme français (XVIIIème), archet à hausse coincée de Claire Berget

1 CD Seulétoile, 2022, 53′

Violoncello piccolo. L’appellation est charmante, comme un petit violoncellino. Nos lecteurs ont souvent croisé son chemin lors de la 6ème suite de Bach, probablement composé pour ce type d’instrument puisqu’elle réclame une 5ème corde ou une technique acrobatique…  Doté d’une cinquième corde accordée une quarte ou une quinte plus haut, ce violoncelle qui soulève encore des débats passionnés avec les autres instruments de cette étrange famille : viola da spalla, violoncello da spalla, viola pomposa… Le flou des dénominations d’époque, les exemplaires existants souvent remaniés, les preuves documentaires ambiguës rendent toute certitude vaine. C’est à une ballade né d’un “émerveillement” que la violoncelliste franco-tunisienne nous convie. Mis à part la fameuse 6ème Suite de Bach, on trouvera des transcriptions de pièces pour luth (on sait que les théorbistes aiment à transcrire les Suites pour violoncelle de Bach, il était temps de leur renvoyer l’ascenseur), des adaptations de pièces pour viole ou violon en une sélection programmatique dont l’artiste livre la clef, chemin “Terre et ciel – tourments de l’âme – Amour profane, Amour sacré – Transfiguration – Félicité – Joie – Lumière et majesté – On danse – Tout est bien qui finit bien – Accompagné, protégé.”

C’est un disque étrange, que nous avons eu du mal à cerner. Une interprétation sincère, changeante, très variée, à la fois en fonction des pièces et du volume de l’écoute, peut-être que la captation en est-elle responsable ? A écoute moyenne (et sur un système audiophile sans peur et sans reproche), il manque à cette ballade de la dynamique, de la sève du propos. Les articulations sont fluides, la sonorité riche, mais l’image accuse un manque de relief et de nervosité. A écoute plus poussée l’archet d’Hager Hanna se révèle nettement plus incisif, et les nuances apparaissent davantage, la dynamique renaît. Le choix de la violoncelliste est personnel. Il est risqué car la seconde partie du disque est dédiée à des pièces plus que célèbres : l’incontournable Suite n°6 de Bach, éloquente et déliée, très équilibrée, au lyrisme malencontreusement contenu. Mais notre réserve principale vient peut-être des capacités expressives de l’instrument, qui n’a ni la clarté incisive du violon, ni la résonnance mélancolique et les harmoniques d’une viole de gambe. Les graves sont beaux, les aigus moins touchants que ceux de la viole, et en partie du fait des doigtés utilisés, en partie du fait de l’approche de l’artiste, les notes s’éteignent souvent trop vite, s’évanouissent discrètement. “Toute note doit finir en mourant” fait dire Alain Corneau au Marin Marais du prologue de Tous les Matins du Monde. C’est parfois le cas ici. Comme si l’artiste nous prenait à rebours, déjouait les attentes lors de la fameuse Suite de Bach qui retrouve pourtant enfin son véritable instrument : on goûte un Prologue ductile et coulant, très naturel mais un peu pressé, une belle Allemande encore une fois un peu trop doucement enveloppée, un peu trop gracile, pas assez mélancolique malgré les belles doubles cordes, une Courante aux temps forts peu marqués, peu dansante, avec des graves pas très graves, et c’est pareil dans la Gavotte I. A force de ne pas vouloir en faire trop, la pudeur de la violoncelliste lui fait prendre les mesures en passant, presque en s’excusant, filant à l’anglaise. A contre-pied, la Gavotte II qu’on attendait virtuose et endiablée traîne un peu un archet flâneur. L’on avoue ne pas suivre l’artiste dans ses tempi, même si la Gigue complexe et droite, plus fougueuse aussi, nous réconcilie avec Bach. De même, le monument violinistique de la Passacaille conclusive des Sonates du Rosaire de Biber, paraît peu adapté à l’instrument car les échappées de la violoncelliste demeurent sages, loin des sublimes tourments d’un Gunar Letzbor (Glossa ou Pan, la deuxième version bénéficiant d’un continuo plus fleuri). Il manque de la violence et des contrastes à cet ange qui survole les cimes. 

Toutefois, c’est dans les transcriptions des deux pièces de luth de Weiss, là où on ne l’attendait pas forcément, qu’Hager Hana et son piccolo forcent l’admiration. Le Prélude en ré mineur, ourlé, complexe, spontané et imprévisible, à l’éloquence nuancée, aux chromatismes subtils (très belle et douloureuse montée chromatique, palpitante, suivie d’arpèges lumineux et tremblotants). Idem pour l’Allemande en la mineur intitulée “L’amant malheureux”, à l’hésitation tourmentée et noble. Hager Hana s’y montre plus posée : le phrasé plus ample, les accords généreux, l’agogique plus fantaisiste s’avèrent plus émouvants que dans les morceaux (trop ?) connus. Les deux pièces d’Abel, au style postérieur,  sont aussi réussies, même si l’on préférais un je-ne-sais-quoy de suggestif chez Weiss. Mais ne faisons pas la fine bouche en face de ce superbe Adagio en ré mineur, à la ligne très pure, et aux coquetteries excusables, tout comme ce Vivace ou Moderato chatoyant et profond, diablement chantant et délié, vibrant et confiant, avec un zeste d’ironie dans ses reprises. Et voici donc un enregistrement à deux visages, qui ressuscite un instrument rare et controversé,  superbe dans sa première partie consacrée à Weiss et Abel, moins puissant de Bach et Biber. Louons sans réserve la première face du microsillon, en omettant de le retourner. 

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 1 mai 2023
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