Rédigé par 0 h 49 min Musicologie, Regards

Miroir, mon beau miroir : dans quelle pièce du Palazzo Ducale de Mantoue a été créé l’Orfeo ?

Partie dite “Domus Nova” du Palais ducal de Mantoue, conçue par Luca Fancelli, à la demande du marquis Frédéric Ier – Source : Wikimedia Commons Klaus Graf CC BY-SA 3.0

Si Colbert craignait que Versailles ne devienne un “monstre en bastiment”, le Palais ducal de Mantoue en est indubitablement un. Palais forteresse, au plan dédalesque, à l’empilement dantesque, il représente aujourd’hui une masse de plus de 35 000 m² avec plus de 500 pièces, sept jardins et huit cours. C’est certes plus petit que Versailles ou Fontainebleau, mais l’effet n’est pas du tout le même tant l’agencement labyrinthique, les strates ducales successives, les changements erratiques de structures comme de décors surprennent le visiteur, étourdi par une impression kafkaïenne d’accumulation, de juxtaposition, d’empilement architectural. Le Palazzo Ducale de Mantoue, c’est la demesure d’un Kapla de Numérobis, tandis que non loin de là, le Palazzo Té baroquissime avec sa fausse grotte et ses triglyphes bringuebalant ressemble à un décor de théâtre…

Depuis longtemps l’on cherche le lieu précis, où a été créé l’Orfeo de Monteverdi. Chacun a ses raisons pour se livrer à ce jeu de pistes, ce Cluedo d’époque, moins vain qu’il n’y paraît : les musiciens et dramaturges se demandent quelle était l’acoustique, la mise en scène, la taille de l’orchestre ; les historiens de l’art cherchent à localiser ce moment historique, à parfaire leur compréhension de ce tentaculaire édifice, à en reconstituer les pièces et la décoration ; les simples amateurs plus ou moins éclairés et plus ou moins curieux, souhaitent creuser ce point si souvent effleuré dans les notices de programme de cette favola in musica si unique, et les touristes cherchent de salle en salle, dans l’immensité vide du Palazzo les reflets moirés de la Musica.

Corte Nuova du Palais Ducal de Mantoue – Source : Wikimedia Commons

Hélas, monsieur le commissaire, le dossier est maigre. Eurydice fut assassinée en février 1607. Voici les faits dûment attestés, tels que rassemblés en puisant notamment chez Harnoncourt, Philippe Beaussant et la monographie de Stefano L’Occaso sur l’histoire du Palazzo : 

La première représentation fut donnée le 24 février 1607, pour la saison du Carnaval, dans une salle du Palais Ducal de Mantoue (et non le 22 comme on peut le lire parfois de manière erronée) à destination de quelques happy fews de l’Académie des Invaghiti, l’une des plus de 200 associations de lettrés qui florissaient en Italie regroupant érudits et aristocrates.  En effet, le théâtre de la cour de Mantoue avait brûlé en 1586 et sera reconstruit en 1608 par Vasari (à ne pas confondre avec le petit joyau baroque du Teatro Bibiena de Mantoue de 1769, dit aussi Teatro Scientifico). Enthousiaste après la création, le Duc “a donné l’ordre pour qu’elle [l’œuvre] fut de nouveau jouée auprès des dames de la ville” (absentes de l’Académie des Invaghiti). Cette seconde représentation eut lieu le 1er mars.

Le fils du Duc, Francesco de Gonzague, qui organisa le concert et prit soin des arrangements logistiques, écrivit la veille de la représentation au représentant du Duc son père à Rome évoquant que “demain, le seigneur prince sérénissime [lui-même] fait réciter dans l’une des salles des appartements qu’appréciait Madame Sérénissime de Ferrare une comédie qui aura ceci de singulier que tous les interlocuteurs y parleront en musique”. Dans l’une de ses lettres au Cardinal Fernandino, autre fils du Duc de Mantoue, Monteverdi mentionne que le lieu habituel des concerts de madrigaux était le “salon des miroirs” : “chaque vendredi soir, on fait de la musique dans le Salon des Miroirs. La signora Andriana vient chanter en concert (…)”, il faut noter que le compositeur ne parle pas précisément de l’Orfeo mais de madrigaux aux effectifs plus réduits.

Sur ces bases, on peut d’abord s’orienter sur la piste des miroirs, la plus tangible : malheureusement, si le palais comprenait certes deux salles “aux miroirs”, aucune ne correspond à la dénomination exacte de la lettre de Monteverdi, et les deux disposent d’une configuration qui excluent plus ou moins catégoriquement leur usage pour une représentation scénique :

L’actuelle Galleria degli Specchi (galerie des Miroirs) fut certes construite sur ordre de Vincent Ier Gonzague au sein de la Domus Nova, mais son aménagement néo-classique avec des miroirs date d’une réfection tardive vers 1773-1779 sous la direction de Giocondo Albertolli. A l’époque elle était ouverte la cour d’honneur, à la manière d’une loggia, avant d’être close seulement en 1611 en vue d’accueillir les peintures de la collection des Gonzague.

La Galerie des Miroirs (état actuel) © Office du tourisme de Mantoue

La Sala dello Specchio (salle du Miroir) identifiée récemment et dont les peintures murales ont été redécouvertes entre 1997 et 1999 suite à une étude de Carpeggiani. Cette Sala dello Specchio est bien une salle de musique à l’époque du Duc Guglielmo (cf. Paolo Carpeggiani, Bernardino Facciotto. Progetti cinquecenteschi per Mantova e il Palazzo ducale, Milano, Guerini, 1994) qui devait probablement être dotée d’un miroir au plafond de même que sur les murs. La paternité des décorations murales (15 lunettes à angelots et instruments de musique) divisent les spécialistes : pour Carpeggiani elles furent conçues par Bernardino Facciotto en 1582, et ont ensuite été altérées au début du XVIIIe siècle avec l’adjonction d’un faux plafond et la division en salles plus petites . Renato Berzaghi attribue quant à lui le projet décoratif de la salle à Ippolito Andreasi et l’exécution à Giulio Rubone ; Stefano L’Occaso attribue les peintures à Giovanni Battista Giacarelli et l’appareil décoratif au peintre et architecte Battista Zelotti. Mais quoiqu’il en soit, les dimensions et la forme de la salle,  “vaguement trapézoïdale, semblable à un grand triangle rectangle qui se termine par une petite pièce rectangulaire à son tour reliée au Couloir des Maures” (pour reprendre la description de Paolo Bertelli), ne pouvait accueillir que difficilement un spectacle. 

Photographie anonyme : Le Palazzo Ducale de Mantoue – Salle du Miroir avec ses peintures murales en 1878 lorsqu’elle était coupée en deux avec un grenier et faux plafond © Beniculturali.it

 Si Philippe Beaussant exclut totalement cette option, et sans être retournés à Mantoue vérifier in situ, cette dernière hypothèse nous paraît personnellement la plus probable, en l’absence de meilleur candidat. En effet, bien que de forme peu idéale (et encore polluée dans son coin sud-est par des murs modernes à détruire), les dimensions de la salle laissent possibles le montage d’une scène et de trois tentures de décors (comme le livret le requiert : bosquets prés et ruisseaux / affreux et malveillants rochers / bosquets), les effets basiques d’entrées / sorties (sans doute latéraux). Justement, l’exiguïté de l’espace correspondrait à la “scène étroite” (“angusta scena”) déplorée par Monteverdi dans sa Dédicace de la partition, quoique la tournure puisse être  purement métaphorique au vu de la suite du compliment : “La Favola d’Orfeo, qui fut représentée naguère sous les auspices de Votre Altesse Sérénissime sur la scène étroite de l’Accademia Degli Invaghiti, devant maintenant comparaître sur le grand Théâtre de l’univers et être montrée à tous les hommes…”. Philippe Beaussant évalue la largeur de scène requise à 7-8 mètres de largeur sans praticables ni profondeur, ce qui est modeste et pourrait convenir, à la condition de le confronter aux dimensions de cette salle (si quelqu’un dispose d’un plan côté ?).

La Salle du Miroir (état actuel) © Entreprise Fornace Polirone qui a refait le dallage

Enfin, une tradition peu étayée, mentionne comme lieu de représentation la Galleria dei Fiumi (Galerie des Fleuves) ce qui demeure tout de même probable, puisqu’elle peut être “l’une des salles des appartements qu’appréciait Madame Sérénissime de Ferrare”, tournure qui reste très obscure… Cependant, l’espace conçu en 1579 par Pompeo Pedemonte ressemblait à une loggia ouverte sur le jardin suspendu, 12 mètres plus haut que la Piazza Sordello ; l’aspect actuel est principalement dû aux interventions réalisées entre 1773 et 1775 qui la transformèrent en salle de banquet. La disposition d’origine doit en outre être reconsidérée en fonction de la configuration de la Salle du Miroir précitée. Nous n’avons pas pu retrouver la date précise à laquelle la loggia a été fermée afin de savoir si c’était déjà ou non le cas en 1607. 

La Galleria dei Fiumi (gravure de Giuseppe Barberis de 1899) – Source : Wikimedia Commons

Mystère et madrigal. [VLN]

En savoir plus :

  • Paola Besutti, The ‘Sala degli Specchi’ Uncovered: Monteverdi, the Gonzagas and the Palazzo Ducale, Mantua, Early Music, Vol. 27, No. 3, Laments (Aug., 1999), pp. 451–465.
  • Philippe Beaussant, Le Chant d’Orphée selon Monteverdi, Fayard, 2002.
  • Stefano L’Occaso, Palazzo Ducale Mantova, Mondadori Electa, 2009.
  • Nikolaus Harnoncourt, Le dialogue musical, Monteverdi, Bach et Mozart, Gallimard, 1985. 
  • Notices des Monuments Historiques italiens :  www.lombardiabeniculturali.it 
  • Société des amis du Palais Ducal : http://xoomer.virgilio.it/iqgjc/lareggia.htm 

 

Étiquettes : , Dernière modification: 12 novembre 2021
Fermer