Rédigé par 19 h 18 min CDs & DVDs, Critiques

Les caprices d’un fleuve

Janvier 2012. Il y a des enregistrements qui fascinent. Dont l’univers happe l’auditeur, annihile sa conscience, le happe irrésistiblement, le ballotte au gré de l’écume des notes. Ces Variations comptent parmi ceux-là. On ne les attendaient pas. Ou plutôt pas comme ça, pas si fortes, pas si intenses.

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)

Variations Goldberg BWV 988

 

Blandine Rannou, clavecin Anthony Sidey, copie d’un Rucker-Hemsch.
2 Cds 44’44 + 45’03Zig-Zag Territoires / Outhere, 2011.

L’Aria initiale

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Janvier 2012. Il y a des enregistrements qui fascinent. Dont l’univers happe l’auditeur, annihile sa conscience, le happe irrésistiblement, le ballotte au gré de l’écume des notes. Ces Variations comptent parmi ceux-là. On ne les attendaient pas. Ou plutôt pas comme ça, pas si fortes, pas si intenses. Car à dire vrai, combien de Goldberg se sont écoulées sous les ponts depuis nos vertes oreilles ? Alors, oui, l’on attendait beaucoup de Blandine Rannou, de son élégance racée et un peu précieuse, de son doigté si français, de son toucher poétique allié à un instrument chantant et cristallin. Mais il y a une vertigineuse plongée introspective dans ce discours qui dépasse la simple perfection technique, une réflexion lancinante, profonde, subtile se dessinant peu à peu au long d’un éprouvant voyage, qui s’étale sur le luxe de deux CDs. Vous l’aurez compris, cette lecture très personnelle et très caractérisée des Variations doit s’écouter dans sa globalité, au risque d’en perdre le sens et le mystère. 

L’Aria donne le ton, celui du paradoxe d’une mélodie très ornée presque mignarde, mais égrenée avec lenteur, très détachée mais résonnante, à l’inverse de la hâte virtuose gouldienne, presque tâtonnante, timide comme au déchiffrage. La 1e Variation se révèle bouillonnante et jouissive, sans précipitation, d’une extrême lisibilité dans le contrepoint, toujours aussi ornée avec son cortège de trilles, mordants, appogiatures, notes intermédiaires. Encore une fois, Blandine Rannou réussit l’insensée gageure d’allier la finesse raffinée des ornements à une expression focalisée, d’une étonnante clarté, qui refuse résolument l’affectation ou la surcharge. Comme si derrière l’abondance de détail, la ligne claire perçait le jour, comme si les reflets de l’étoffe n’étouffaient pas la forme et les contours. Les Variations se déroulent avec cohérence et fluidité, les tempi justement contrastés, les reprises sans répétition. Le clavecin à la sonorité riche et équilibrée frémit d’aise sous les doigts agiles et souples de l’artiste.

De temps à autre, l’océan s’anime, et le vent se lève. La Variation 6 explose ainsi soudain dans une plénitude compacte presque brutale, d’une complexité échevelée, avec des graves inquiétants qui s’épuisent sur une Variation 7 noble et raide, presque arrogante avec ses rythmes pointés, comme si la fière sécheresse contrebalançait l’abandon précédent avant les questionnements ruisselants de la Variation 8.  Et surgit la Fughetta de la 10, bien tempérée, gracieuse et lyrique, d’une ampleur lente qui ne se lasse pas d’être admirée, et que l’on détaille presque intimement en soupesant le dessous des notes et les micro-silences d’une silhouette énigmatique. On voudrait vous les décrire toutes, livrer quelques pensées pour chaque variation, s’arrêter à chaque mesure, figer par l’encre l’imbrication des climats, les inflexions du parcours :

– Variation 14 claudicante et pressée, dévalant avec humour les escaliers, glissant sur les parquets, bouleversant les habitudes d’un œil vif et rieur.

– Variation 15 mystérieuse, porteuse de malaise avec ses chromatismes, jouée ici avec une précision solennelle, presque mystique, d’une noirceur équivoque.

– Variation 20 qui commence l’air innocent avant de serpenter dans les sentiers oubliés avec un scintillement nostalgique.

On continue de jeter de manière éparse et télégraphique ses notes sur un petit carnet noir. La voici. La 21ème, canone alla settima, l’une de nos préférées, douloureuse et inexorable tout comme l’immense adagio de la 25, petit monde en soi.

Et quand viennent les ébats joueurs de la 28ème variation, puis que soudainement, quelques instants après, les accords de l’aria retentissent et annoncent la fin comme le commencement du cycle, l’auditeur a l’impression de s’être égaré dans les reflets du miroir de l’âme, et d’avoir trouvé en chacune de ces brèves pièces une interrogation, un portrait, ou un message qui seul lui appartient.

Viet-Linh Nguyen

Technique : superbe prise de son rendant justice à la beauté de timbre du clavecin employé.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 25 novembre 2020
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