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L’Amphithéâtre sanglant, La Lumineuse, Florence Beillacou (20ème Théâtre, Paris – 05/05/2015)

L’âpre saveur de la vie! La formule est mise en exergue du premier chapitre de L’automne du Moyen-âge (1919). Nous ne pouvons que souscrire à la démarche et à la formule à la redécouverte des textes de Jean-Pierre Camus (1584-1652), prédicateur tombé dans l’oubli,…

Ambiguïté et ironie

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photo : Alice Pacaud

 

« L’Amphithéâtre sanglant, récits cruels à l’époque Baroque. »
Adaptation à partir de textes de Jean-Pierre Camus (1584-1652)
Mise en scène de Florence Beillacou
Avec Vivien Guarino (comédien, narrateur) et Louise Amazan (violoncelle).
Costumes : Elise Cribier-Delande
Décors : Lara Hirzel
Vingtième théâtre, mardi 5 mai 2015.
L’âpre saveur de la vie! La formule est mise en exergue du premier chapitre de L’automne du Moyen-âge (1919), ouvrage paradigmatique de Johann Huizinga invitant le lecteur à se détourner des ruptures historiques et culturelles pour mieux saisir les intimes imbrications et la persistance des idées et émotions entre l’époque médiévale et la Renaissance. Nous ne pouvons que souscrire à la démarche et à la formule à la redécouverte des textes de Jean-Pierre Camus (1584-1652), prédicateur tombé dans l’oubli, dont la filiation intellectuelle et l’entourage résonnent des noms de Charles Borromée (1538-1584) et François de Sales (1567-1622). Embrassant la carrière ecclésiastique, évêque de Belley et fondateur de plusieurs monastères, ses nombreux écrits sont teintés du moralisme chrétien propre à ces heures de Contre-Réforme catholique, où l’effervescence intellectuelle se conjugue avec l’héritage de peurs ancestrales.

Il en faudrait moins que cette litanie pour ranger notre homme au rang des auteurs austères passés de mode et peu dignes d’intérêt. Nous tenons donc à souligner avec force l’ambition de la démarche proposée par la jeune compagnie La Lumineuse, qui après avoir monté Suréna (1674), tragédie peu connue de Corneille, s’offre une jolie incursion dans l’univers de la littérature baroque en adaptant cinq courts récits édifiants et cruels tirés de quatre recueils d’histoires tragiques publiés dans les années 1630. Le genre, affectionné par l’auteur, lui permet non sans déplaisir de ponctuer ses récits par une conclusion morale après s’être visiblement délecté de la narration des atrocités.

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photo : Guillermo Casas

C’est toute l’ambiguïté et l’ironie des ces textes que s’attache à nous faire partager Vivien Guarino, à la fois acteur et narrateur, double de l’auteur, par un travail aiguë sur la diction et sur la gestuelle, toute baroque, où si l’expression peut parfois flirter avec l’outrance, ce n’est que pour mieux souligner la démesure du texte. Car il lui appartient en effet de porter crescendo durant près d’une heure trente le récit de ces cinq faits divers fictifs, qui se surpassent l’un après l’autre dans l’horreur et les détails sordides. Chez Camus, le baroque surgit du réel et des grandes peurs de l’époque à l’exemple de la narration des ravages de la guerre dans les campagnes, dont on imagine l’argument directement hérité de quelque épisode des guerres de religions. De même ce jeu d’enfants, tragique épisode où des frères tuent leur puîné par imitation des gestes de leur père paysan et éleveur. L’amour et les sentiments, enserrés dans le corset du moralisme, mais où transparaît encore le filigrane des valeurs courtoises, répriment les élans du corps, quitte à les punir par un acte de cannibalisme, dont l’auteur savoure toutes les étapes.

La diction baroque traîne sur chaque syllabe, comme le texte traîne sur chaque détail sanglant, trahissant la perversité d’un auteur habile et éloquent dès qu’il s’agit de truffer son récit d’atrocités, à la fois fasciné et complaisant envers une violence qu’il est censé dénoncer. L’acteur et narrateur, dans ce quasi seul en scène arrive au travers du monologue à faire transparaître à la fois l’insoutenable des récits et la caractère cathartique de leur narration, s’imprégnant d’une démesure et d’une accumulation de détails propre à l’écriture baroque. Le calme et le repos ne viennent que de la mise en scène, dont l’épure et la simplicité sont un contrepoint apaisant aux excès de la langue. Bonne idée que de placer le narrateur au beau milieu d’un décor de cabinet de curiosité, rempli d’instruments mystérieux, sous le regard d’un crâne accentuant un décor de vanité. Bonne idée également que ces lumières uniquement constituées de bougies, à la fois simple et adapté aux intérieurs du XVIIème siècle. De même l’idée des intermèdes au violoncelle entre chaque récit, où l’archer de Louise Amazan vient tempérer la brutalité des récits. Ces quelques notes de musique baroque apaisent, même si, reconnaissons-le, nos tympans sont quelque peu hermétiques à une incursion, même momentanée, chez Benjamin Britten.

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photo : Alice Pacaud

Alors bien sur, nous pourrions objecter que la mise en scène est un peu sage et que l’important travail sur la geste et la langue baroque aurait pu s’enrichir d’interactions plus nombreuses entre le narrateur et son décor, et qu’un jeu plus riche entre le narrateur et sa violoniste aurait pu insuffler une touche de modernité sans pour autant trahir l’époque et le texte. Parti fut pris d’un respect stricte de l’univers baroque, au risque d’une certaine radicalité, mais avouons que les incursions de la création artistique théâtrale dans l’époque baroque sont assez rares pour que nous ne fassions fi de ces quelques réserves, et que cet Amphithéâtre sanglant constitue une création originale et rondement menée. Espérons que la compagnie la Lumineuse et ses membres sauront dans leurs prochaines créations mettre la même passion au services de textes exigeants.

Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : Dernière modification: 17 août 2020
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