Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
Intégrale des pièces de clavecin
Premier Livre de Pièces de clavecin (1706)
Pièces de clavecin (1724)
Nouvelles Suites de pièces de clavecin (1726-27)
Pièces de clavecin en concert
Bertrand Cuiller, clavecin.
2 CDs, Mirare, 2015.
Nos lecteurs connaissent bien Bertrand Cuiller, que nous avions interviewé il y a longtemps déjà, avant que le grand public ne le découvre comme l’un des clavecinistes les plus talentueux de sa génération. Il avait fait merveille chez Scarlatti, mais le fougueux et souriant claveciniste nous avait – avouons-le – surpris favorablement par la sensibilité de sa Lanterne Magique couperinienne. Et à notre humble avis, on ne peut réussir son Rameau sans comprendre l’ombre de Couperin, qui marque à jamais ses successeurs, jusqu’aux beautés d’un Duphly et autres sous-estimés.
Mais revenons à table et à notre Cuiller. Contrairement aux regrets de notre confrère Jean-Christophe Pucek qui dans son dense livret pense que les Pièces de Clavecin de Rameau, fleuron de la musique pour clavecin du XVIIIème siècle (surtout pour les recueils de 1724 et 26-27), sont « un peu délaissées » par rapport aux pièces , nous pensons au contraire qu’elles ont abondamment été labourées, souvent pour le meilleur parfois le pire. La discographie pléthorique en témoigne, avec pour ne citer que nos favoris, d’un jeune William Christie à l’élégance un peu raide (Harmonia Mundi) à l’intériorité tragique d’une Blandine Rannou (ZZT), en passant par la changeante et éloquente Noëlle Spieth (Solstice) ou la fluidité chantante de Catherine Latzarus (Ligia Digital). Mais revenons à notre Cuiller…
Avouons-le, nous qui chez la Muse avons la prétention de tout critiquer, y compris les oeuvres, le Premier Livre de 1706 n’est pas follement intéressant à l’exception du beau Prélude non mesuré, marque de savoir-faire et hommage à ses devanciers, et des 2 nobles et mélancoliques Sarabande que Bertrand Cuiller restitue avec une délicatesse hésitante sur son Humeau ravalé à la pâte riche et colorée. On admire les graves (la main gauche de Bertrand Cuiller est très reconnaissable), la respiration, la précision des ornements, la manière de scander les fins de phrases, de les ponctuer en les savourant, de les asséner un peu aussi.
1724. L’heure est aux vignettes, à Watteau, à Boucher, et dans ses croquis pointe toujours l’Ombre de Couperin le Grand. Bertrand Cuiller aborde l’Allemande comme un paysage panoramique très différent de l’habituel climat plus doux : assertif, orchestral, complexe, son Allemande enfle, prend de l’ampleur, étonne par quelques traits de noirceur virile. Point de mignardise dans ce discours rude et beau, dans ses déferlements énergiques et fiers qui de temps à autre rappelle l’excellente réalisation de Rousset (Aparté) : le Tambourin détonne, la main gauche écrase, l’orage gronde. Les fameux Cyclopes fantaisistes et virtuoses dévalent le clavier, virevoltent, tanguent, chavirent, si bien qu’on se demande si c’est une pièce à quatre mains.
Pour la tendresse, de laquelle l’interprète n’est pas dépouvu, il faut se pencher sur le Rappel des Oiseaux très articulé, mais ce n’est pas le trait qui marque le plus. Même la Villageoise s’avère introspective et très réfléchie (superbe jeu luthé), moins mélodiquement aisée qu’on eut pu s’y attendre, plus contrapuntique, plus charpentée. Les Tendres Plaintes elles-mêmes ne virent pas aux pleurs et conservent une tenue impeccable nimbée de tristesse, admirable de pudeur. Mais c’est dans les Soupirs ou l’Entretien des Muses qu’on trouvera les ombres, les sanglots, la confidence et le relâchement avec un doigté superbe, et un climat crépusculaire. Exit Watteau.
1726-1727. Les Nouvelles Suites. Rameau se sent-il à l’étroit dans son clavecin comme le pense l’interprète ? Peut-être. Mais effectivement, voici des oeuvres moins intimes, plus orchestrales, et Bertrand Cuiller en profite. Il en profite pour se jouer des textures et des couleurs. Pour caresser ou battre son clavecin. On ouvre la porte avec une Allemande, ample, vaste. On s’y perd comme dans un monde. La Courante ne courre pas. Elle hurle, crie ses aigus, les jette avec une féroce gourmandise, défiante, presque gitane. On souffle. La Sarabande, majestueuse et posée rassure, et fait revivre les horizons blanc et or des boiseries, miroite comme les pampilles de cristal. La Fanfarinette déçoit un peu : Bertrand se refuse à la simplicité de l’abandon. Aux émois frémissants, à une poésie qui peut virer il est vrai à la fade niaiserie. Est-il trop XVIIème pour ces souriantes gamineries ? Par contre la Triomphante explose, pyrotechnique, spectaculaire. On dandine en rythme devant les fusées. Dans la même veine, voilà les Sauvages. Des Sauvages droits dans leurs bottes, un peu ironiques, un zeste rieurs et fanfarons, comme si Bertrand Cuiller nous disait, espiègle « ah, ah, vous l’attendiez celle-là » (son avocat dément), pas assez nerveux pour nous prendre à contre-pied, comme si le Rameau des Indes Galantes de 1735 presque 10 ans plus tard, celui qui étoffera cette pièce et en fera le tube que l’on connaît, n’était encore qu’en devenir.
Le parcours se termine avec les 4 pièces pour clavecin seul extraites des Pièces de clavecin en concert de 1741. Parmi celles-ci on distinguera l’Agaçante jongleuse et écervelée avec ses aigus piquants, sa vivacité changeante, ses sautes fantaisistes, et la Timide, pas si timide mais qui déverse ses états d’âmes.
Dans cet opus richement coloré, chantant et fier, impérieux et jouissif, Bertrand Cuiller, omniprésent, conteur sans limite, nous livre les Tourbillons, et l’auditrice devra se faire Follette pour demeurer Indifférente.
Viet-Linh NGUYEN
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