Rédigé par 13 h 24 min Concerts, Critiques

La puissance du génie

Lorsque l’on parle de symbolisme ou de secret, notre société contemporaine se complait à tous les raccourcis. Notre époque diffère du passé par le peu de temps qu’elle accorde à la contemplation et à la formation de symboles. L’intérêt pour les sociétés à secrets, qui ont cultivé ou préservé les symboles, est souvent malsain.

Gossec, Grande Messe des Morts

Chœur et Orchestre des Siècles
Dir. François-Xavier Roth

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Hugo Pratt, Fable de Venise © Hugo Pratt / Casterman

Hugo Pratt, Fable de Venise © Hugo Pratt / Casterman

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« Au moment où une tradition reconnaît qu’elle est sur le point de disparaître et s’effacer devant une autre civilisation, sous le couvert d’allégories, elle peut laisser son message sous une forme voilée en sachant que seuls les initiés parviendront à décrypter dans les symboles le message qui restera incompris de la plupart. »
Jean-Pierre Bayard – Dictionnaire Maçonnique des Symboles

Lorsque l’on parle de symbolisme ou de secret, notre société contemporaine se complait à tous les raccourcis.  Notre époque diffère du passé par le peu de temps qu’elle accorde à la contemplation et à la formation de symboles. L’intérêt pour les sociétés à secrets, qui ont cultivé ou préservé les symboles,  est souvent malsain. Notre temps, que certains qualifient de Société de l’Information, penche vers l’excès sociétal de la dictature communicatoire. Le réveil des excès idéologiques s’est souvent imposé par un culte de l’information mutante : la propagande.

Si la curiosité voire la condamnation des sociétés à secrets est un fait, elle demeure aussi dans la puissance du silence, le pouvoir du symbole préservé.  Le symbole a ça de commun avec la musique, que l’une et l’autre sont des vécus forts pour l’individu dans sa subjectivité.

Néanmoins, le XVIIIème siècle, demeure une ère de découvertes sociales et philosophiques qui ouvrirent l’esprit des intellectuels et même d’une bonne partie de la société. Le passage obligé mondain, sincère ou ploutocratique par les loges maçonniques se vérifia dans les grandes villes de savoir telles Paris, Londres, Naples, Vienne,  Berlin et même Mexico, Lima et New York. Comme le notent dans leurs mémoires Casanova et Marmontel, les loges maçonniques étaient au cœur de la vie culturelle. C’est au sein d’une des loges parisiennes, que Marmontel rencontre les compositeurs dont il fera les livrets, Grétry, Piccinni, Sacchini. Le brassage intellectuel est sanctionné par le culte fondamental du secret, de la fraternité et de la beauté. Philosophiquement, l’appartenance de certains personnages est sans doute à revoir, mais dans la réalité des créations, les loges demeuraient un creuset riche et actif, le parrainage se ressentait tout de même dans les œuvres que leur esprit inspirait.

Il ne faut pas oublier que des compositeurs comme François Dannican Philidor étaient très assidus et que même ses Carmen Saeculare ont été créés dans la Grande Loge d’Angleterre à Londres.  Et que dire de Salieri, Piccinni, Sacchini, Méhul, Gossec,  Dezede,  Floquet,  Martini, Kreutzer et des librettistes comme Cahusac, Marmontel. Et encore un des plus célèbres chanteurs de l’Académie Royale de Musique,  Pierre Jelyotte fut un des premiers initiés. La musique en France, au tournant des années 1740 était une affaire maçonnique.  Pour plus d’informations, j’invite les lectrices et lecteurs à consulter l’ouvrage de Pierre-François Pinaud Les Musiciens franc-maçons au temps de Louis XVI  (ed. Vega).

Dans leur souci de découvrir et nous faire découvrir des incroyables perles méconnues du coffre musical,  Benoît et Alexandre Dratwicki ont programmé cette saison deux pépites de grande ampleur. Nous louons ici le courage, l’investissement et l’enthousiasme des directeurs artistiques des Centre de Musique Baroque de Versailles et du Palazetto Bru-Zane. Malgré les annonces alarmistes des financiers en goguette (que nous retrouvons dans les places prestige des maisons d’opéra), la barque suit son cours en portant avec elle des trésors raffinés. L’exemple de ces deux centres de recherche musicale nous encourage non seulement à être curieux, mais aussi à revenir vers un pan du répertoire totalement obscurci et oublié par les béats du répertoire et par les ayatollahs du baroque. Ce romantisme encore mâtiné de classicisme, cette ère de régénération si chère à Condorcet et évoquée en loge par Fabre d’Eglantine lors de l’institution du calendrier Républicain.

Les paris sont vastes et audacieux. Le parti pris de défendre la musique Française avec une fidélité artistique et la qualité de production indéniable est rare et précieux dans l’actuelle situation de l’institution musicale. Sus aux préjugés sur la lourdeur de la musique Française, et sabre au clair contre les renfrognés du snobisme. Le CMBV et Bru Zane coalisent leurs énergies pour nous ouvrir l’entendement et les sens vers les styles variés et riches d’un nationalisme musical duquel la France devrait être fière, puisqu’elle a donné de si incroyables réalisations.

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François-Xavier Roth - DR

François-Xavier Roth – DR

 

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François-Joseph GOSSEC

Grande Messe des Morts

 

Chantal Santon – Soprano
Emiliano Gonzalez Toro – Ténor
Luc Bertin – Baryton
 
Chœur et Orchestre des Siècles
Dir. François-Xavier Roth
 
17 octobre 2014, Chapelle Royale du Château de Versailles

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Et bien, ce soir du 17 octobre la Chapelle Royale qui en a vu bien d’autres, accueille dans son cénacle prestigieux les dimensions colossales de la Grande Messe des Morts de François-Joseph Gossec. Symbole unique d’un langage jadis enfoui sous les voûtes des archives, ce soir ce ne fut pas seulement une découverte, mais une révélation, une renaissance, une résurrection !

Cette grande messe est une merveille de bout en bout. On peut y saisir une force digne du plus épique romantisme sans perdre la grâce et la touche délicate du style classique. Gossec y déploie à la fois une recherche d’une nouvelle liturgie et un cadre formel qu’il ornemente de nouveauté. Il est tout de même curieux qu’on y retrouve un rituel loin d’être conforme à la norme religieuse. Comme si Gossec en 1760 a voulu placer d’autres symboles bien plus universels que celui de la promesse de la Vie Eternelle. Mais il est certain que dans cette œuvre on puise la fougue et même le pathos du Romantisme. Il faudra attendre l’ouragan Berlioz pour avoir une messe d’une telle dimension dans la musique Française.

Pour certains goguenards ivres de chiffres et parangons de la crise économique, un tel projet est juste pharaonique. Pour ces réfractaires des officines comptables il suffirait de mettre le cœur et l’histoire en gage pour avoir une file de numéros verts dans les comptes en banque. Que les calculatrices bancaires nous excusent, mais la vie est bien plus belle quand elle est constellée des trésors retrouvés de la création humaine, au nom de Dieu, de l’homme ou de la femme.

Ce soir de grandeur, la Messe des Morts de Gossec retentit comme le tonnerre dans la nef de Versailles, un témoignage de la puissance du génie.

Et cette grande œuvre ne pouvait être planchée que par une équipe hors pair. D’emblée il fallait un orchestre de taille. Les Siècles surprennent, et bien nommés par leur patronyme. Du baroque à la création, ils manient les répertoires et les langages avec élégance, précision et un enthousiasme contagieux. Pour paraphraser Hugo, si les siècles ont une légende, nous pouvons avancer que Les Siècles ont déjà gravé leur légende dans le marbre de la grande musique. Pour cette Messe des Morts,  l’orchestre souffle, transcende, tonne et rugit, mais aussi caresse et émeut. Le Chœur des Siècles, comme son nom l’indique réunit la fine fleur des jeunes solistes de tous les styles, couleurs et pupitres, c’est un plaisir pour les sens que d’entendre la musique offerte avec autant de conviction.
A la baguette, François-Xavier Roth, passionné, précis, élégant et d’une force sans précédent. Dès la première mesure la version de Jean-Claude Malgoire est condamnée aux archives. François-Xavier Roth occupe dans la direction de cette œuvre immense la place difficile de l’ordonnateur, mais il réussit haut la main tant le pari que l’alchimie. Il installe avec le dosage des nuances et couleurs, la magie nécessaire pour en faire une œuvre cohérente et riche de sens et de passions. Nous louons ici les tempi toujours justes et un soutien sans faille des solistes.

Les solistes sont des athlètes face à cette partition. Chantal Santon, sabre au clair et aigus stratosphériques, nous offre une prestation puissante, brillante et impressionnante d’agilité. L’artiste s’impose actuellement comme la soprano Française du moment, qui sait être tragédienne et ne cède pas aux réflexes discographiques des Olympia et des Lakmés sempiternelles et mièvres, ou aux Folies et autres divagations Ramistes. Chantal Santon nous offre du vrai théâtre, de la musique sublime et une gamme d’émotions sincères qui palpitent longuement dans l’oreille et dans l’esprit.

La partie complexe et large du ténor est tenue par Emiliano Gonzalez Toro. La haute voltige vocale et les écarts ne sont pas une difficulté pour ce ténor d’exception. Emiliano Gonzalez Toro nous révèle des couleurs affirmées dans le médium et une capacité agile à la tenue dans les aigus qu’on soupçonnait mais qui s’est affirmée. Emiliano Gonzalez Toro, s’impose comme un artiste total, aussi convaincant dans Lully que dans Gossec.

Luc Bertin, baryton à la fois au velours nocturne et à l’aigu percutant nous démontre aussi la capacité qu’il peut avoir en affrontant une partition des dimensions aussi exceptionnelles.

Le sacrifice offert, les libations symboliques versées dans les sens du public, la Chapelle du roi Louis XIV s’endormit dans ses ors et le Dieu des chrétiens, ressembla davantage à cet Architecte Universel qui, pieds nus construit le chemin des lumières de l’esprit.

Pedro-Octavio Diaz

Château de Versailles Spectacles

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 8 juin 2021
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