Rédigé par 8 h 16 min CDs & DVDs, Critiques

La Chanteuse de tous les siècles

Le temps est très souvent cruel et favorise l’amnésie, notamment en ce qui concerne l’art et tout particulièrement la musique. En effet cette dernière dépend de la fragilité ineffable d’une voix, d’une corde, d’un souffle, ses objets sont aussi mortels que les humains qui les jouent.

“As Arias de Luisa Todi”

 

Capa_de_Lu_sa_Todi_Florian Leopold Gassmann (1729-1774) : l’Amore artigiano (Londres 1778)
Bernardino Ottani (1736 – 1817) : Arminio (Turin 1781)
Niccolo Piccinni (1728 – 1800) : L’incognita perseguitata (Libonne 1770) ; Didone (Bergame 1791) ; Alessandro nell’Indie (Paris 1778)
Giovanni Paisiello (1740 – 1816) : Andromaca (Naples 1797)
David Perez (1711 – 1779) : Demofonte (Porto 1772)
Antonio Sacchini (1731 – 1786) : L’Olimpiade (Paris 1778) 

Joana Seara, soprano
Os Músicos do Tejo
Direction Marcos Magalhães 

66’19, Label Os Músicos do Tejo, Lisbonne, enr. 2009.

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Le temps est très souvent cruel et favorise l’amnésie, notamment en ce qui concerne l’art et tout particulièrement la musique. En effet cette dernière dépend de la fragilité ineffable d’une voix, d’une corde, d’un souffle, ses objets sont aussi mortels que les humains qui les jouent. Si les récits et l’Histoire nous font miroiter faiblement les gloires de l’ancien temps, ils nous leurrent, nous ne pourront jamais concevoir l’étendue vocalistique d’un Caffarelli, les improvisations surhumaines de Händel au clavecin ou bien plus près de nous l’incroyable amplitude de Rubini ou de Méric-Lalande. L’histoire musicale est comme un splendide livre d’images qui nous conte des récits truffés de légende. Si des pages magnifiques surgissent les noms célébrés de Farinelli, de Girò ou de Jelyotte, le regard ne s’arrête que plus nostalgique en songeant au mutisme sévère de leurs hiératiques représentations. Et si l’on continue, après la glorieuse ère castrate, le regard de tout Portugais cherche le fabuleux destin de Luisa Todi.

Si bien pour les vacanciers ibériques rompus aux plages et villégiatures près de Lisbonne, les rues Luisa Todi ne sont pas inconnues, outre qu’une rue, un monument ou un centre culturel, cette chanteuse fut, dans la dernière moitié du XVIIIème siècle une des plus grandes et des plus célébrées en Europe.

La vie de Luisa Todi pourrait bien faire l’objet d’un film ou d’une série télévisée. Elle est née dans la ville de Setubal le 9 janvier 1753, à un jet de pierre de Lisbonne face à l’océan. Malgré l’emploi musical de son père, Luisa Rosa de Aguiar ne débutera pas à l’opéra, mais au théâtre qui l’accueille à 14 ans en 1767 pour le Tartuffe de Molière. Deux ans après, elle épouse le violoniste Francesco Saverio Todi et elle prend des leçons avec Davide Perez, compositeur napolitain en poste à la Chapelle Royale de Lisbonne. Après ses débuts fracassants au Théâtre de Barrio Alto en 1770 dans Il Viaggiatore ridicolo de Scolari, elle s’installe à Porto et puis entame une tournée dans les principales maisons lyriques d’Europe. En 1777 elle subjugue la critique Britannique lors de son passage au King’s Theatre de Londres, un an après elle chante à Paris au Concert Spirituel où le public l’ovationne et elle y retournera trois fois. En 1784 elle prend la route de Saint-Pétersbourg où la tsarine Catherine II met tout en œuvre pour l’accueillir au sein de son opéra dirigé par le compositeur Giuseppe Sarti qui lui compose son Armida e Rinaldo. Catherine II se lie d’amitié pour la chanteuse, la couvre de bijoux et prend sa défense face à la jalousie de Sarti et du castrat Marchesi. Luisa Todi et son mari dédieront à l’impératrice leur opéra Polinia, créé à Saint-Pétersbourg. En 1788 elle prend la route de la Prusse, puis en 1789 elle chante à nouveau à Paris où la critique la surnomme “la plus grande chanteuse de tous les temps”, elle quitte la France quelques semaines avant les événements révolutionnaires et chante accompagnée par le jeune Ludwig van Beethoven à Bonn. Lors de son passage à Venise en 1790 – 1791, cette période à été connue comme “l’année Todi”, en 1793 elle retourne au Portugal et elle chante jusqu’à la mort de son époux en 1803, année de sa retraite du monde et de la scène. En 1809, alors que le général Soult occupe Porto elle est protégée par ses soins des excès de la soldatesque en déclarant qu’elle est “la chanteuse de la Nation”.

Luisa Todi a rencontré et chanté pour la plupart des monarques de ce XVIIIème siècle lumineux, de Frédéric II de Prusse à Joao VI, elle fut une des amies proches de Catherine II, son portrait a été fait par Elisabeth Vigée-Lebrun, le peintre et amie de Marie-Antoinette. Luisa Todi fut aimée de son vivant, elle connut la gloire et le bonheur, l’on s’étonne que la châpe terrible de l’oubli se soit abattue sur elle.

Coïncidant avec bien des faits et de retours dans l’Histoire du Portugal, le retour de Luisa Todi ne devait pas se faire attendre alors qu’un orchestre tel que Os Músicos do Tejo existe dans les contrées lusitanes. Ce récital est un hommage notable au génie dramatique et aux prismes vocaux de la chanteuse, le choix des airs est varié et permet de saisir l’amplitude de l’inspiration des compositeurs à l’évocation de Mme Todi. Ce disque regorge de petits bijoux, des recréations notables tels l’air de l’Arminio de Bernardino Ottani ou bien les très rares airs de Perez, Sacchini, Piccinni. Le travail de Marcos Magalhães et ses Músicos do Tejo est passionnant, après la vive ouverture de l’Amore Artigiano de Florian Gassmann, ils sertissent avec détermination, minutie et homogénéité la parure d’airs qui constituent ce récital. Nous pouvons aisément être transportés deux siècles et demi en arrière dans les salles héroïques pour la résurrection du chant de Luisa Todi.

En effet, les Músicos do Tejo avec une palette ornementale extraordinaire accompagnent et répondent à la voix résolue de Joana Seara. Du picaresque de l’Incognita Perseguitata aux récitatifs raciniens de l’Andromaca de Paisiello, elle offre la nuance sans se refuser quelques ornements charmants. Nous serions pas parjures en déclarant que Joana Seara incarne à merveille l’esprit avant tout histrionique de Luisa Todi. Prima la parola ou prima la musica, peu importe, Luisa Todi, par la voix de Joana Seara, trouve l’équilibre de l’évocation, du non-dit, de l’émotion forte. En définitive des grands moments de théâtre.

Dans son traité de musique (1832) le compositeur Anton Reicha déclare: “Il y a une évidence d’exécution, qui, si elle pouvait être connue de tous les chanteurs, exclurait toute autre exécution ; Madame Todi serait la cantatrice de tous les siècles !” S’il savait que bien loin du Paris pimpant de Louis-Philippe, survivait la divine Luisa Todi dans l’indigence et la cécité. Elle ne mourra qu’en 1833, enterrée dans l’intimité d’une cave dans l’ancienne rue do Alecrim, qui prendra son nom en 1917. Si bien les statues, les rues et les monuments sont des témoignages de souvenir, c’est ce récital qui restitue ses airs, les couleurs qu’elle entendit dans la fosse et qui lui inspirèrent des variations superbes. Joana Seara, Marcos Magalhães et les Músicos do Tejo peuvent être fiers, grâce à leur travail, leur sensibilité et leur courage Luisa Todi a à nouveau une voix, elle n’a pas vécu en vain, elle a vaincu le temps.

© Os Músicos do Tejo

Pedro-Octavio Diaz

Technique : captation claire et équilibrée.

Site officiel de l’Ensemble Os Músicos do Tejo

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 11 juillet 2014
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