Rédigé par 19 h 00 min CDs & DVDs, Critiques

Haendel – Poro – Europa Galante, Biondi – Opus 111

Georg-Frederic HAENDEL (1685-1759)

Poro, Rè dell’Indie

Dramma per musica HWV 28, en trois actes, livret adapté par Antonio Salvi de l’Alessandro nell’Indie de Pietro Trapassi dit Métastase. Créé à Londres au King’s Theatre de Haymarket le 2 février 1731.

Gloria Banditelli (Poro), Rossana Bertini (Cleofide), Bernarda Fink (Erissena), Sandro Naglia (Alessandro), Gérard Lesne (Gandarte), Timagene (Roberto Abbondanza).

Europa Galante

Direction Fabio Biondi

251’06, 3 CDs, Opus 111, Paris, 1994.

Les Indes Galantes de M. Haendel

L’année 1731 marque pour l’œuvre opératique de Haendel un sommet important mais nullement culminant. Le goût toujours capricieux du public londonien de l’époque a sonné le glas en 1728 de la première Royal Academy of Music qui servait de tribune à l’art du compositeur saxon depuis 1719. Associé depuis 1729 à l’impresario John James Heidegger, puissant maître du King’s Theater de Haymarket, Haendel renouvelle son équipe de chanteurs avec notamment Anna Strada del Pò et le retour célébré du castrat Francesco Bernardi dit “Senesino”. Poro verra son succès confirmé en Angleterre avec deux reprises et sera représenté à Hambourg où Georg Philip Telemann l’adaptera et le programmera sur la scène qui vit la naissance du jeune Haendel en tant que compositeur lyrique.

Reprenant cette partition riche en rebondissements et longtemps malmenée par les adaptations des années 1950 (version discographique de Horst-Manu Margraf chez Berlin Classics chantée en allemand), Fabio Biondi et son Europa Galante ont ressuscité les charmes, la force et la pétulance des passions qui enchantèrent le public londonien de 1731. Malgré une intrigue impossible “alla metastasio”, les spectateurs du Printemps des Arts de Monte Carlo lors duquel Biondi a redonné l’opéra ont sans doute goûté à l’humour à peine voilé des airs napolitains ou bien frémi avec le pathos des sentiments confus qui agitent comme des papillons la lourde rhétorique du livret.

Il est vrai que l’intrigue n’est pas de tout repos. Dès les premières mesures de l’ouverture en mode mineur, bien plus proche de ce celle du Messie de 1741 que de la légère Partenope de 1730, Haendel annonce un drame ambigu et efficace. L’action se déroule dans une Inde antique partagée entre un couple de monarques Poro et Cleofide, amoureux envahis par les armées du glorieux Alexandre de Macédoine. Poro, battu, tente de se suicider, quand intervient son fidèle général Gandarte, qui échange son armure pour lui sauver la vie, geste chevaleresque qui n’empêchera pas Poro bien que déguisé de se faire prendre par les troupes macédoniennes et de comparaître devant un Alexandre magnanime. Le conquérant le laisse libre avec la noble Erissena, sa soeur, tombée entre-temps amoureuse du monarque grec. Par ailleurs, la reine Cleofide, inquiète pour le destin de son royal promis, tout en rassurant les doutes du monarque indien et ses pointes de jalousie, décide de négocier avec Alexandre qui est séduit par sa beauté. Cependant, Poro laisse éclater sa fureur jalouse et jure de tuer Alexandre, malgré les supplications de Gandarte, les railleries de sa soeur Erissena et les promesses impatientes de son amante. Sans le savoir, Poro sert l’ambition du général grec Timagene qui, jaloux de la gloire de son roi, cherche à l’assassiner, s’emparer de Cleofide et ainsi dominer l’Inde. Tout cet enchevêtrement indigeste et diabolique est finalement découvert, et Alexandre, en rival généreux, pardonne à Poro et à Timagene, réconcilie Erissena et Gandarte et laisse Cleofide au roi des Indes qu’il réinstalle sur le trône sous la haute protection des armées macédoniennes. A la fin tous les protagonistes sont réunis pour chanter les aléas de l’amour. Ouf !

Avant de commencer l’écoute de cet opéra, on notera avec curiosité que les années 1730-1740 furent celles où l’Angleterre débuta sa politique d’ingérence dans le sous-continent indien. Ajoutons pour renforcer l’hypothétique interprétation, que l’Inde était la proie de guerres intestines qui la divisaient entre l’Empire moghol et des principautés plus ou moins importantes. A la fin du livret de ce Poro de Haendel, créé de surcroît à Londres, c’est le conquérant extérieur qui pacifie et unifie l’Inde… La salle du King’s Theatre aurait-elle servi de tribune colonialiste à la gloire de l’Angleterre, tout en sachant que Haendel et Heidegger étaient de gens bien en cour avec le roi Georges II et le premier ministre Walpole?

Outre l’intérêt politique de cet opéra et en dépit du drame métastasien parfois lourd et pontifiant, cet enregistrement s’illustre par une palette de voix de haute volée solidement menée par Biondi. Le rôle titre, à l’origine tenu par le castrat contralto Senesino, est dévolu à Gloria Banditelli dont la voix chaude et l’émission héroïque sont dignes du roi déchu. Campant à merveille la fureur, la jalousie et l’impétuosité en soignant ses phrasés, la mezzo ouvre l’opéra avec un pathos tragique digne de Racine, incarnant le héros métastasien perclus dans la fatalité. Son premier air “Vedrai con tuo periglio” où elle menace Alexandre de mort, est par instant un peu trop sage, mais les graves profonds font sentir le tremblement de la colère, le grincement des dents et le poing refermé sur le pommeau de l’épée. Ses airs amoureux, tels le résolu “Se mai piu sarò geloso” et surtout le lyrique “Se possono tanto due luci vezzose” donnent au personnage sa profondeur sentimentale et nous font regretter que cet opéra ne soit pas plus souvent repris. Par ailleurs, dès la fin du premier acte dans le célèbre duo railleur de Poro et Cleofide, Gloria Banditelli se révèle moins intense que Joyce di Donato dans le récital discographique “Amor e Gelosia” (Virgin Classics). Mais c’est avec le “Risveglia lo sdegno” du troisième acte que Mme Banditelli nous montre qu’elle est une grande haendélienne triomphant dans les furieuses vocalises avec élégance et dramatisme.

La Cleofide de Rossana Bertini est simple dans sa démarche et noble dans son émission. Elle joue de sa voix délicate pour offrir des moments de pur théâtre où les émotions sortent de chaque note sans exagération, notamment dans les récitatifs très déclamatoires. Son superbement tendre “Se mai turbo il tuo riposo” du premier acte est une promesse d’amour empreinte de délicatesse et de soumission tandis que ses duos avec Poro sont dramatiquement intenses. Et au troisième acte, l’énigmatique “Se troppo crede al ciglio” retrace efficacement avec une voix très équilibrée les pièges de l’imagination, apothéose de la chanteuse qui rivaliserait avec une Sandrine Piau ou Ana Caterina Antonacci.

La seule faiblesse de cet enregistrement est celle du ténor Sandro Naglia, qui interprète le rôle protéiforme d’Alessandro. Nous voici face au dilemme des rôles pour ténor écrits par Haendel, des héros intenses mais conventionnels à la fois dramatiques et un peu fantoches. Face à cet Alessandro qui réclame énormément du registre grave – rôle de “Baritenore” oblige – Sandro Naglia ne fait pas le poids. Certes, la voix peu chaleureuse et un peu nasillarde ne manque pas d’allure dans les airs “ D’un barbaro scortese” de l’acte II ou “Serbati a grandi imprese” de l’acte III, mais perd toute la tendresse et la sincérité dans “Vil trofeo” de l’acte I. Malgré l’inventivité de la musique confiée à ce rôle, Sandro Naglia reste sagement sur le seuil, ne se risquant que fort peu. Avec lui, Alexandre le Grand n’est plus le jeune homme fougueux des mosaïques, mais un général grabataire. On songe avec envie à ce qu’un Topi Lehtipuu ou le jeune Anicio Zorzi Giustiniani (qui a interprété magnifiquement Massimo dans l’enregistrement de l’Ezio de 1732 par Alan Curtis) aurait pu conférer au conquérant.

Une mention particulière pour l’incroyable Bernarda Fink qui demeurera celle nous avait déjà charmé avec sa racinienne Cornelia dans le Giulio Cesare par René Jacobs (Harmonia Mundi). Fink incarne Erissena et interprète donc l’air qui fit fureur à Londres en 1731 : “Son confusa pastorella.” Son personnage est celui d’une adolescente qui fait son éducation sentimentale, et Bernarda Fink se prête au jeu, à l’acte I tour à tour espiègle “Chi vive amante” et railleuse, très proche du style napolitain “Compagni dell’amore” clôturant l’acte II avec une voix pleine de brillance et de rythme dans les vocalises, préfigurant Despina dans “Di rendermi la calma” tant Bernarda Fink semble rire des promesses amoureuses et des serments. Cependant au troisième acte, face aux tumultes sentimentaux qui sévissent dans son entourage, la mezzo cuivrée entonne le pastoral “Son confusa pastorella” avec une émission claire et posée comme au terme d’un long périple. Un grand moment. On passera enfin plus rapidement sur Gérard Lesne dans le rôle mineur de Gandarte qui expose une belle palette de couleurs dans son premier air à l’acte I “È prezzo leggiero” et sur Roberto Abbondanza qui offre d’excellents récitatifs à un Timagene privé d’airs.

À la tête de l’Europa Galante, Fabio Biondi offre une musique qui retrouve toute son énergie, sa teneur dramatique et sa beauté. Le chef est inventif, respectueux de la partition à la note près, ne bousculant jamais l’auditeur. Les airs tendres sont sculptés avec finesse et candeur, presque a cappella, l’orchestre se fait discret. A l’inverse, les moments héroïques éveillent les mesures les plus idéalistes avec la force haendélienne sans les brusquer. Les cordes sont grainés et homogènes, d’une extrême précision, les timbres colorés et poétiques. En définitive, cet enregistrement désormais difficilement trouvable représente une splendide prestation, truffée de merveilles, invitation au génie haendélien qu’on ne pouvait passer sous silence en cette année dédiée au Caro Sassone.


Pedro Octavo Diaz

Technique : prise de son claire, assez neutre.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 1 novembre 2020
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