Rédigé par 20 h 53 min CDs & DVDs, Critiques

De bric et de Brockes (Haendel, Brockes Passion, Arcangelo, Cohen- Phi)

 

Georg Frederic HAENDEL
Passion selon Brockes

Sandrine PIAU, soprano
Stuart JACKSON, ténor
Konstantin KRIMMEL, bariton

Ensemble Arcangelo
Jonathan Cohen, clavecin et direction.
Alpha / Outhere, 2020. 2CDs en digipack cartonné, 160 minutes.

Rares sont les œuvres qui, à l’exemple de cette Passion selon Brockes, mettent en avant le librettiste, quitte à presque reléguer le compositeur au second plan. L’inverse est quasiment la norme et si cette particularité se doit d’être soulignée, c’est car elle n’est sans doute pas étrangère à la personnalité de l’auteur, ni à la notoriété acquise par celui-ci dans les années ayant suivi la parution du livret.

Barthold Heinrich Brockes (1680-1747), poète de Hambourg, un temps Conseiller municipal de sa cité, avait sans doute rencontré pour la première fois le jeune Haendel vers 1702 à l’Université de Halle, du temps où le jeune Brockes suivait un cursus de droit et de philosophie, tout en organisant des concerts auxquels il est vraisemblable que Haendel pu participer, à cette époque organiste dans la même ville. Fils de notable de la ville hanséatique, Brockes poursuivit ensuite ses études entre Leyde, la Suisse et l’Italie, avant de revenir s’établir à Hambourg en 1704, où Haendel résidait, avant un départ de ce dernier dans la Péninsule, Hanovre et Londres.

Un parcours de jeunesse croisé pouvant expliquer que de toute la carrière londonienne de Haendel, ce dernier ne mis que deux fois en musique des textes allemands, les deux fois signés de la plume de Brockes, la seconde étant, après cet oratorio de la Passion composé vers 1716, des arias tirés de neuf poèmes de l’ouvrage Plaisir terrestre en Dieu, consistant en des poèmes de physique et de morale, paru en 1724.

Mais au-delà de la connaissance, voire de la complicité amicale liant Haendel à Brockes, ne doutons pas que Haendel voulu lui aussi se confronter à un livret qui depuis sa parution en 1712 rencontrait un immense succès. Brockes en effet offre un livret d’une étonnante modernité, assemblage pour l’époque assez libre du récit de la Passion à partir des récits des quatre évangiles, centré sur les moments dramatiquement les plus intenses (les remords de Pierre, la trahison de Judas ou les dialogues du Christ avec Marie constituent en effet les passages les plus forts de cet enregistrement), l’ensemble imprégné d’un esprit piétiste affirmé, le mouvement étant particulièrement en vogue à Halle durant les années d’études de Brockes. Aux passages des Evangiles, et afin de donner aux tourments moraux du Christ une résonnance plus universelle sur les tourments de l’âme humaine, Brockes ajoute et ponctue son livret de réflexions contemplatives et métaphoriques dont le maniérisme peut paraître à la limite de la subtilité, mais laissant une fois mis en musique par Haendel l’occasion aux interprètes de belles démonstrations vocales, à l’exemple de Sandrine Piau, parfaite en Fille de Sion, à la voix aussi sensible que lumineuse, insufflant émotion et majesté à chacun des airs de son répertoire.

Barthold Hienrich Brockes, gravure de Christian Fritsch, 1744.
Source : Wikimedia Commons.

 

Car cette Passion selon Brockes, dont nous ne connaissons rien des circonstances de commande auprès d’Haendel, est aussi l’histoire d’une renaissance, presque d’une résurrection. Texte auréolé de sa modernité dès sa sortie, de nombreux compositeurs s’en emparent, de Reinhard Keiser dès 1713 à Gottfried Heinrich Stölzel en 1725, en passant par Telemann en 1716, la même année qu’Haendel, ou encore Johann Mattheson en 1725, tout en servant de livret d’inspiration pour d’autres librettistes qui y font des emprunts plus au moins avoués, à l’exemple de l’anonyme auteur du livret de la Passion selon St-Jean de Bach. Toujours est-il qu’après une période de succès, cette Passion selon Brockes rejoint les limbes si connues par tant d’œuvres, aux portes de l’oubli et dans l’espoir d’un incertain regain d’intérêt, au point que jamais cette Passion n’est mentionnée dans les œuvres majeures d’un compositeur qui en compte tant.

L’intérêt du public, déjà sensible depuis plusieurs années, pour une musique baroque déshabillée des oripeaux grandiloquents dont elle se pare parfois, et plus enclin à se tourner vers des partitions sensibles, laissant aux voix un large spectre d’émotions, n’est sans doute pas étranger à un net regain d’intérêt pour cette œuvre ces dernières années. Après quelques captations déjà anciennes (August Wenziger chez Archiv Produktion en 1967, ou encore Nicholas McGegan pour Hungaroton en 1994), ce ne sont pas moins de cinq nouvelles captations qui jalonnent ces dernières années, de celle de Peter Neumann pour Carus en 2009, en passant par Laurence Cummings (Accent), Lars Ulrik Mortensen (CPO) et Richard Eggar (AAM) pour la seule année 2019, à cette dernière proposée par Jonathan Cohen et son ensemble Arcangelo pour Alpha.

Cette dernière est assurément digne d’éloge et s’inscrit indéniablement dans une volonté affirmée de proposer une version de l’œuvre épurée, mettant en avant les solistes vocaux et dépouillant de toute emphase superflue les chœurs et l’orchestre. Jonathan Cohen à la tête de son Ensemble Arcangelo, prend ainsi le parti de rendre la partition très audible, très accessible, laissant aux chanteurs la possibilité d’exprimer toute l’émotion et les ressorts dramatiques des différentes scènes jalonnant cette Passion. Outre Sandrine Piau, déjà citée, Konstantin Krimmel dans le rôle de Jésus sait laisser transpirer une certaine fragilité, un doute le rendant aussi humain que proche. Ces deux interprètes dominent une distribution sans anicroche où s’exprime aussi sous la direction de Jonathan Cohen une volonté de clarté et de tempérance dans les chœurs, toujours justes et trouvant un équilibre subtil avec les solistes. L’ensemble Archangelo, formation peu étoffée au regard de ce qui est habituellement retenu pour ce type d’œuvre, sait parfaitement soutenir l’accompagnement dramatique de cette Passion qui s’avère de bout en bout un réel plaisir d’écoute révélant la pertinence des choix de direction, d’un dynamisme et d’une épure tout à fait actuels.

Voilà donc une captation épurée et sensible qui, dans le concert des récentes parutions, ravira les mélomanes curieux dans leurs écoutes comparées.

                                                                                  Pierre-Damien HOUVILLE

 

Technique : captation convenable, bon équilibre des chœurs, mais timbres instrumentaux et solistes un peu lointains et peu texturés.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 5 novembre 2021
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