Un festival a ceci de particulier que l’on se laisse rapidement envouter par la musique et par les lieux, au point d’en oublier rapidement le monde extérieur. Peut être est-ce d’autant plus vrai en ce deuxième jour de week-end, quand le Bugey se pare de gris atours et que les nuages toisent les coteaux, plongeant l’abbaye dans un silence humide dont elle peine à se réveiller. A l’intérieur, les deux niveaux du cloître rivalisent d’un égal silence et les terres cuites des coursives ne résonnent guère des pas qui les arpentent. Comme un recueillement, un calme avant le défoulement, et dans l’atmosphère froide de ce samedi matin nous ne serions guère étonnés de croiser sous la capuche de bure quelques inquiétantes figures sorties de chez Umberto Eco. Mais la Muse dormante n’allait pas tarder à se réveiller.
El Dorado : Sucreries par l’ensemble Alkymia
Des concerts du jour, nous attendions peut-être une éruption de la part de Christina Pluhar et de l’Arpeggiata, mais reconnaissons-le, nous n’espérions pas cela du concert de l’après-midi, malicieusement dénommé Sucreries, et qui sous l’égide de l’ensemble Alkymia proposait une plongée sans filet dans des œuvres baroques boliviennes, qui restent le plus souvent inconnues sous nos latitudes. De l’audace, encore de l’audace…et c’est la musique qui en sort grandie tellement ce programme fut une réussite enthousiasmant le public d’Ambronay, saisi dès l’ouverture du programme et qui, soulignons le d’emblée, réserva aux artistes des applaudissements plus que chaleureux et même une ovation debout, fait unique lors de ce troisième week-end.
L’ensemble lyonnais fondé en 2014 et placé sous la direction de la cheffe Mariana Delgadillo Espinoza, ancienne invitée de l’ensemble Amarillis, et également chercheuse associée des Archives Nationales de Bolivie, concentre de jeunes talents mus par une même vitalité, ressuscitant des pages un peu oubliées du Siècle d’Or espagnol.
Sucre, actuelle capitale de la Bolivie, ne s’appelle encore que La Plata dans les décennies qui clôturent le dix-septième siècle et ouvrent le dix-huitième, mais connait déjà une effervescence culturelle et religieuse qui en font le lieu de la deuxième université fondée en Amérique du sud et un centre religieux sans équivalent influencé par les puissantes congrégations Jésuites et Franciscaines.
La quinzaine de musiciens d’Alkymia se réapproprient les pages d’un vaste patrimoine musical fait de juxtapositions, de réappropriations d’éléments musicaux issus à la fois de l’art de la composition espagnol et de la musique traditionnelle bolivienne, le tout fondu dans un syncrétisme qui donne à ces extraits de messes, motets et autres villancios les couleurs d’une religiosité joyeuse et émancipatrice, en cela souvent fort différente des pages musicales ibériques de la même époque.
L’ouverture de programme, Chacone et Marionas anonymes du XVIIème siècle, où s’allient dans une synergie maîtrisée ne concédant rien à la rigueur du relief, tambourin, viole, luth et guitare baroque, démontre une rafraichissante porosité entre composition savante et musique populaire que l’on ne retrouve avec une telle évidence que dans certains aspects de la musique sud-italienne de la même époque. Et que dire de ce Si el amor (Villancio à la navidad de nuestro Senor) de Juan de Araujo (1646-1712) se distinguant par la pureté des voix féminines, où les jeunes sopranos de l’ensemble, cristallines, font merveilles (Camille Joutard, Lucie Minaudier, Marie Remandet et Magali Perol-Dumora). Juan de Araujo, natif d’Espagne arrivé fort jeune en Amérique du sud et qui fera carrière comme maître de chapelle à Lima, Cuzco et Sucre (La Plata) étonne encore par l’énergie déployée dans son Al arma, al arma valientes (Xacara a San Ignacio de Loyola).
Les terres boliviennes sont également l’occasion pour quelques compositeurs espagnols de s’approprier des textes dont la vitalité caractéristique de cet âge d’or espagnol nourrit leur composition, à l’exemple de Sébastian Duron (dont le Coronis donné à l’Opéra-Comique fut un grand moment du début de l’année 2022) et dont le Al compas airecillos tout en fougue, percussions claquantes et jeux de réponses entre les voix réjouit au plus haut point.
Les tourments de l’Histoire n’ont pas toujours permis de conserver aux œuvres présentées une paternité certaine ou même supposée et nous nous bornerons à souligner un Y mientras pues soy Dios apaisé, à la flûte champêtre, un air de réjouissante et joyeuse bergère dansante, ou encore ce Corderito de amor, superbe et déchirant, rappelant ce qu’il y a de peut être essentiel dans la musique baroque sud-américaine, à savoir une capacité à allier éruption rythmique et expression d’une vitale nostalgie.
Excentrique parfois, flamboyant souvent, le baroque bolivien joue sur les contrastes, alternant écritures solistiques et polyphonies tantôt teintées de madrigalismes, tantôts d’ornementations rocailles qui, bousculant nos goûts et nos habitudes, cassent nos codes et nous poussent vers d’inconnus territoires musicaux. Un concert qui là aussi, entre sublime minimalisme du Mariona de Santiago de Murcia à la guitare baroque et l’exubérance de la Tarentela du même Santiago de Murcia (1673-1739), saura dans une remarquable cohérence introduire quelques airs boliviens composés au vingtième siècle, à l’exemple de ce Soledad de Siméon Roncal (1870-1953) lamentation superbe pour basse, d’une très belle amplitude.
Mariana Delgadillo Espinoza et l’ensemble Alkymia remportent leur pari, celui d’un baroque à l’interprétation exigeante, s’aventurant en contrées musicales lointaines et réussissant à emporter l’adhésion d’un public lui ayant très longuement rendu hommage.
Tout feu, tout femmes ! Drama Queens. L’Arpeggiata, Christina Pluhar.
On ne présente plus Christina Pluhar qui depuis maintenant une dizaine d’années, au moins depuis le succès de son album Méditerranéo en 2013, réussi l’exploit de sortir le baroque de sa gangue et de rendre le théorbe presque aussi populaire que la guitare électrique (oui, nous exagérons peut-être un peu, sans doute les effets des enregistrements d’airs napolitains de l’Arpeggiata). Auréolée d’un succès critique et public mérité et d’un passage déjà remarqué au Festival d’Ambronay l’an passé, Christina Pluhar et son ensemble reviennent cette année pour une programmation entièrement dédiée à la musique italienne et laissant la part belle à quelques compositrices, ainsi qu’aux airs du sud de la péninsule. Un véritable festival dans le festival dont les allées des pourtours de l’abbayes bruissaient déjà depuis la veille.
Christina Pluhar s’entoure pour ce programme de nombre de ses musiciens habituels, à l’exemple de Doron Sherwin, aussi rigoureux que malicieux serviteur du cornet à bouquin, qui ouvre le programme par La Strozza, instrumental de Maurizio Cazzati (1616-1678) permettant d’emblée d’apprécier un ensemble à la grande cohérence et dont l’audible complicité nait de l’habitude qu’ont les musiciens de jouer ensemble.
Mais la véritable entrée en matière du concert vient de l’interprétation du Che si puo fare (Barbara Strozzi, 1619-1677) par Céline Scheen, autre grande habituée des représentations de l’Arpeggiata depuis maintenant plusieurs années, déployant une voix de soprane ample et limpide, à l’expressivité marquée, en cela tout à fait adaptée à un certain maniérisme propre aux compositions de la période. Elle éblouira encore, en soliste, dans le très beau l’Amante segreto (Barbara Strozzi) et dans le Lamento. Lagrime mie (Barbara Strozzi, Diporti di Euterpe, 1659).
Moins habituée de l’ensemble, la mezzo Benedetta Mazzucato semble un peu en retrait et tarde quelque peu à trouver l’amplitude adéquate au début de son premier air le Dispiegate, guance amate de Domencio Maria Melli (vers 1580-vers 1620), en duo avec Céline Scheen, mais prendra toute sa place dans les airs suivant, délivrant en soliste un Amante consolato (Barbara Strozzi) de toute beauté.
L’Arpeggiata a su toutes ces dernières années puiser aux racines de la musique méditerranéenne, explorant souvent avec bonheur les marges de la musique baroque, là où musique savante et airs populaires se rencontrent, s’influencent et se répondent. Cette musique trouve dans des voix aux accents plus marqués, à la tonalité plus nasale et gouailleuse, à la versatilité plus théâtrale ses meilleurs interprètes. Vincenzo Capezzuto est de ceux-là. Alto à la voix claire et au débit difficilement quantifiable, il fait merveille dans le traditionnel Pizzica di San Vito, tarentelle des Pouilles (et il ne s’agit pas là d’une redondance, le précédent concert nous ayant appris que celle-ci pouvait être espagnole) dans laquelle il excelle d’expressivité, jouant de ses talents de danseur (sa première carrière) et offrant un spectacle que le public ne se lassera pas de revoir lors d’un rappel haut en couleurs, rodé par l’ensemble depuis quelques années, rappelant que le baroque se doit d’être aussi une fête, toute en irrévérences.
Alors bien sûr, certains esprits chagrins objecteront que Christina Pluhar et son ensemble succombent parfois au plaisir du baroque baskets-macarons théorisé en son temps par Sofia Coppola. Ce serait oublier ou refuser le plaisir que l’on prend à la légèreté. Et confessons qu’à la sortie de ce concert, sans dénigrer la plaine de l’Ain, nous serions bien partis quelque part entre Naples et le Salento.
Carnets de festival à suivre…
Pierre-Damien HOUVILLE
En savoir plus :
- Site officiel du Festival de musique baroque d’Ambronay