Autopsie d’un tableau : la Vue de Delft de Vermeer
Nous sommes à Delft en ce mercredi 3 septembre 1659, à 8 heures. Dans sept jours, Henry Purcell va pousser son premier cri Outre-Manche, mais cela n’a rien à voir avec notre affaire.
Le soleil vient illuminer la tour de l’horloge de la Niewe Kerk, et produit des ombres portées précises. A sa fenêtre, au second étage d’une auberge, située de l’autre côté du bassin du port, le Kolk, un jeune homme de 27 ans contemple la scène, dessine un croquis, et peindra une vue qui deviendra un mythe. C’est Johannes Vermeer.
Voilà la thèse que que Donald Olson, professeur d’astronomie à la Texas University, défend dans un article intitulé « Dating Vermeer’s View of Delft » publié dans le numéro de Sky & Telescope de septembre 2020. « Tout se jour sur ce détail [le rai de lumière visible sur la tour centrale de l’horloge de la Niewe Kerk] : il indique l’endroit où doit se situer le soleil pour que le rai de lumière soit visible (…). La disposition de la lumière et des ombres est un indicateurs fiable du positionnement du soleil. »
Or, le peintre regarde en direction du nord, la lumière provient du sud-est, et selon une savante arithmétique assistée de gros ordinateurs, la configuration de la lumière et des ombres à huit heures du matin, notamment les ombres portées des 8 colonnettes du clocher, ne peut concorder qu’avec des dates très précises : les 6-8 avril ou 3-4 septembre. Le feuillage verdoyant des arbres exclurait avril. Ce sera donc septembre, le 3 de préférence, en 1658 ou 1659. CQFD.
Un débat qui est loin d’être clôt
Toutefois, l’astronomie n’est pas tout, et ce beau rayon de soleil, s’il est scrupuleusement exact et non simplement le reflet d’un équilibre tonal et artistique, se voit confirmé ou contredit par d’autres éléments de datation :
- le clocher de la Niewe Kerk est vide, ce qui pointe bien vers l’an 1660, car selon l’historien Kees Kaldenbach, au printemps de cette année, les cloches n’étaient pas encore livrées par l’atelier des facteurs de carillons Pieter et François Hemony et seront mises en place en septembre. Il s’agissait d’un carillon de 36 cloches, réparties en trois octaves, dont la plus lourde pesait 3.410 kilos. Le fondeur de cloches François Hemony les coula à partir des restes du carillon de la mairie, qui avait été sérieusement endommagé lors d’un incendie en 1618.
- Cependant, le même Kaldenbach défend la thèse de la première quinzaine de mai au vu de la couleur des feuillages, des opérations de maintenance du harenguiers (les deux bateaux à droite), en vue de l’ouverture de la saison de pêche en juin qui durera jusqu’à fin décembre. Or, le port ordinaire de ces bateaux de pêche est Delfshaven, des gréements sont manquants, et la ligne de flottaison est très haute. L’historien en déduit ainsi que les deux harenguiers sont ici pour des opérations de réparation.
- De même, d’un point de vue stylistique et scientifique, les historiens de l’art ont tendance à dater la réalisation du tableau vers 1661-1663, et à noter qu’il demeura longtemps à l’état inachevé.
- L’heure est quelque part entre 7 et 8 heures. Donald Olson prétend qu’à l’époque le cadran était doté d’une aiguille unique sur la Porte Schiedam, comme cela était commun. Il y déchiffre 8 heures, là où nous verrions plutôt deux aiguilles et 7 heures 10, mais nous ne savons pas à quel point ce décalage peut influer sur les calculs de l’astronome…
- Enfin, et c’est peut-être le plus important, le tableau rend compte de nombreux arrangements avec la réalité, en dépit de son style minutieux et naturaliste : de l’auberge en question (détruite aujourd’hui mais de l’autre côté du bassin triangulaire du Kolk), les bâtiments sont beaucoup plus lointains que sur le tableau. De même, des silhouettes ou angles de bâtiments sont modifiés : la tour-clocher de la Niewe Kerk paraît plus trapue (plus large et moins haute mais ce point est controversé car de l’exactitude du rendu des proportions du clocher dépend celui de la véracité des ombres), la Porte de Rotterdam (à droite de la Vue) disposait d’une courtine s’avançant davantage, son appareil est constitué d’assises de briques et de pierre blanche alternées (peu visible sur le tableau de Vermeer), et la perspective est biaisée de manière à montrer les deux tours de face sur un même plan (par rapport à la vue Abraham Rademaker connu pour ses talents de rendu topographique). Peut-être est-ce pour rendre plus pittoresque une vue peu courante, depuis le Sud, la majorité des vues de Delft se concentrant sur l’Oulde Kerk.
- Et que dire du rôle majeur de la couleur dans la construction pour une œuvre si attentive aux variations atmosphériques, aux effets de lumière et de couleurs ! Le soleil inonde la scène à droite, tandis que se découpent à gauches des silhouettes prises dans une lumière plus froide. La palette tonale, l’instabilité de la lumière, donne ainsi un côté instable, entre deux éclaircies, ou après l’orage…
En conclusion, si la piste astronomique est intéressante, c’est avec un œil amusé et sceptique que nous la considérons, et cette volonté de dater au jour et à la minute près la vue, telle un cliché photographique d’une exactitude irréfragable nous paraît un peu vaine. Cherche t-on à percer le secret d’un Canaletto, à exhumer les tags informatifs d’un Albert Cuyp dont la lumière dorée toute méditerranéenne inonde le plat pays ? Laissons à Vermeer sa liberté d’artiste, et contentons-nous de regarder les étoiles.
Viet-Linh Nguyen
Bonus : Proust et la vue de Delft
On ne saurait conclure cet article sans relater l’épisode de la mort de l’écrivain Bergotte face à ce fameux « petit pan de mur jaune » :
Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ».
Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.(Marcel Proust, La Prisonnière)
Étiquettes : peinture, Viet-Linh Nguyen Dernière modification: 30 septembre 2021