Rédigé par 18 h 45 min CDs & DVDs, Critiques

Un Dieu très grand (Lassus, Prophetiae Sibyllarum, La Main Harmonique, Betous – Ligia)

« J’ai vu moi-même un Dieu très grand qui voulait punir,
En ce monde, les hommes stupides et rebelles dans leurs cœurs aveuglés »
(La Sibylle phrygienne)

Orlando di Lasso (1532-1594)
Prophetiae Sibyllarum

Dulces exuviae (Virgile – Enéide)
Tityre tu patulae (Virgile – Bucoliques)
Sibylla Carmina chromatico, Sibylla Persica, Sibylla Lybyca, Sybilla Delphica, Sibylla Cimmeria, Sybilla Samia, Sybilla Cumana, Sybilla Hellespontica, Sybilla Phrygia, Sybilla Europaea, Sybilla Tiburtina, Sybilla Erythraea, Sybilla Agrippa.
Beatus ille (Horace – Epodes)
In omnibus requiem quaesivi (Ecclesiaste 24)

Nadia Lavoyer & Cécile Banquey, sopranos
Frédéric Bétous & Yann Rolland, contre-ténors
Fabrice Foison & Loïc Paulin, ténors
Imanol Iraola, baryton
Virgile Ancely, basse
Ulrik Gaston Larsen, archiluth
Lucas Peres, lirone

1 CD Digipack, Ligia Digital, 45’36

« Ces chants que tu entends, élaborés selon une mélodie chromatique, ce sont ceux-là par lesquels, jadis, les douze Sibylles ont chanté d’une voix intrépide les secrets de notre salut. » écrit Lassus lui-même. Quand a t-il composé ce cycle audacieux ? On ne le sait guère, les musicologues penchent pour un corpus composé autour de 1560, peu après sa prise de fonctions à Munich à la cour d’Albert V de Bavière, son très généreux protecteur dont l’un de recueils de partitions richement relié comprend un triptyque Leçons de Job /Sibylles/Psaumes. Voilà en tout cas un trésor de douze « motets » latins, en fait douze pièces polyphoniques à quatre voix bâties sur douze strophes de six hexamètres, douze prophéties attribuées chacune à une Sibylle donnée (les Neuf d’origine, la Tiburtine ajoutée au IVè siècle, XX et XX),

Perçus à la Renaissance comme visionnaires, ces prophéties disposent d’une discographie abondante : on citera les enregistrements tout à fait recommandables du Cantus Cölln (DHM), de l’Ensemble Daedalus (Alpha) ou de l’Ensemble Weser-Renaissance (CPO) sans mentionner celui pionnier mais vert de Hans-Ludwig Hirsch (Teldec) pour lequel nous gardons une inclination discutable. En effet, Lassus recourt à des chromatismes très inhabituels et novateurs, sortant du mode diatonique, surpassant les essais des compositeurs italiens ferrarais. Voici un langage neuf et harmonieux à la fois, et original même par rapport au reste de l’œuvre de Lassus. Pour cette musique si audacieuse, Frédéric Betous a distribué les voix de manière variée à sept chanteurs de la Main Harmonique, dont deux voix féminines de dessus seulement. Il en résulte une matière dense et sombre dont on admire la cohérence et la compacité, l’extrême et minutieuse précision des lignes.

La clarté des pupitres, renforcée par le diapason haut, rend le contrepoint à 4 parties très perceptible mais sans angélique transparence. C’est à des prophéties puissantes, un brin mystérieuses, un tantinet mystiques, parsemée du soutien perlé et discret d’un archiluth et d’un lirone qui stimulent le discrètement le discours. Le soin apporté à la prosodie est admirable, la dynamique très soigneusement dosée dans cette écriture somme toute assez verticale mais qui s’ajoure et se renforce constamment, la dichotomie entre les segments traditionnels et les irruptions de dissonances est gérée avec fluidité et naturel, manifeste de victoire des théories exprimées dans L’antica musica ridotta alla moderna prattica (1555) de Nicola Vicentino défenseur du style chromatique renouant soi-disant avec les modes de l’Antiquité.

On regrette que chaque sybille soit si brève, comme autant d’éphémères capsules, et l’on avouera une préférence pour la Persique poétique et parfois flottante, l’éloquente et droite de Cume, très troublante, la sombre Phrygienne presque assénée ou l’humaine Tiburtine et ses effusions. Les motets choisis par La Main Harmonique, précédant et concluant les Sibylles, reposent sur des poésies de Sénèque, Horace ou Virgile et nous rappellent un Lassus plus « ordinaire » quoique tout aussi magistral..

Un enregistrement concentré, très tendu, qui tire les prophéties davantage vers le sacré que le profane (elles qui sont au milieu du gué) et qui restitue avec grâce leur fascinante étrangeté.

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 27 février 2023
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