Tous les matins du monde, film d’Alain CORNEAU (1991 – 1h50 – couleur – France)
« Qui est là qui soupire dans le silence de la nuit ?
– Un homme qui fuit les palais et qui recherche la musique. »
Monsieur de Sainte Colombe comprit de qui il s’agissait et il se réjouit. Il se pencha en avant et entrouvrit la porte en la poussant avec son archet. Un peu de lumière passa mais plus faible que celle qui tombait de la lune pleine. Marin Marais se tenait accroupi dans l’ouverture. Monsieur de Sainte Colombe se pencha en avant et dit à ce visage :
« Que recherchez-vous, Monsieur, dans la musique ?
– Je cherche les regrets et les pleurs. »
(Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991.)
En octobre 2007, après une première édition depuis longtemps épuisée, Tous les Matins du Monde reparaît en DVD dans les bacs, dans une édition limitée comprenant le film, l’interview du réalisateur, un mini making-of, la bande-annonce et la bande-originale du film. Retour sur un succès inespéré, et un des plus beaux long-métrage jamais consacré à la musique baroque.
A noter : contrairement aux critiques de DVDs spécialisés qui détaillent le moindre pixel, nous laisserons de côté les aspects techniques pour nous concentrer sur les aspects musicaux et artistiques.
Entre la biographie revisitée et le conte initiatique, un scénario intelligent et érudit…
Au soir de sa vie, couvert d’honneurs, de poudre et de rubans, célèbre et admiré mais gras et impotent, Marin Marais, violiste à la Cour du Roi, entrouvre sa carapace toute vernissée par l’ambition et la soif de reconnaissance, et confie à ses jeunes élèves l’histoire de sa naissance à la musique. Son maître fut Monsieur de Sainte-Colombe, virtuose génial de la viole de gambe…
« Austérité. Il n’était qu’austérité et colère. Il était muet comme un poisson […] Il était la musique… » (Attention : spoilers)
A la mort de son épouse passionnément aimée, Monsieur de Sainte-Colombe, sévère janséniste tout de noir vêtu, s’enferme dans une solitude intransigeante. Son petit château champenois devient peu à peu celui de la Belle au Bois dormant, d’où ne sourdent plus que des notes de musique, et, quelquefois, les voix des deux fillettes du gentilhomme, condamnées à partager la réclusion de leur père. Un père sincèrement aimant, mais jamais démonstratif et d’une extrême maladresse, car comme paralysé dans ses sentiments et leur expression par son inconsolable chagrin.
Chaque jour, Monsieur de Sainte-Colombe se cloître des heures durant avec son instrument, dans une petite cabane de planches au fond du jardin potager, et se noie dans la musique.
Quant à Madeleine et Toinette, privées de caresses et d’affectueuses paroles, elle grandissent dans cette atmosphère de glace et d’ombre, où la seule douceur n’émane que de la musique. Contexte nocif qui contribue à exacerber le caractère de chacune. Madeleine, sensible et nerveuse, quête le moindre signe d’appréciation de son père, toujours suspendue à son regard, et s’aligne sur l’exaltation paternelle afin de tenter de lui plaire. Toinette, rieuse, bonne vivante, et au caractère plus trempé, prend plus d’indépendance affective, et est de fait moins touchée par les rigueurs excessives imposées par Monsieur de Sainte-Colombe.
Formées au chant et à la viole de gambe, Madeleine et Toinette deviennent d’excellentes musiciennes. La réputation du trio, constitué par le père et ses deux filles devenues de jolies jeunes femmes, franchit les murs du château, et de nombreux voisins, jansénistes ou non, accourent pour les écouter. Or, l’amour de l’art, sincère, des uns, est bientôt dépassé par l’engouement capricieux des autres, qui ne tarde pas à produire un effet de mode. On connaît la chanson… Le nom de Sainte-Colombe arrive jusqu’à la Cour ; le Roi se prend à désirer la présence du maître violiste à ses côtés. Refus outré de ce dernier qui se renferme de plus belle dans une solitude hautaine. Non, il n’ira pas faire la roue à la Cour, devant des courtisans incapables de saisir une once de ce qu’il met dans sa musique… Plus coupé que jamais du monde des hommes, Sainte-Colombe pénètre alors, porté par sa musique, dans le royaume des ombres, et reçoit la visite, parfois, de sa défunte épouse…
Sur ce, surgit un tout jeune homme, Marin Marais, chassé de la chantrerie de l’église du Louvre par les transformations vocales dues à la puberté. Doué pour la viole, il est envoyé par ses maîtres chez Sainte-Colombe. Ce dernier tique lorsque Marais affirme « je veux devenir un violiste célèbre » ; cependant, bien qu’il le juge « bon interprète » mais non musicien, il est touché par la souffrance et la volonté qui émanent du jeune homme, et accepte finalement de lui enseigner un peu de son art.
Avec la venue de Marin Marais, une onde de sensualité semble réveiller la vieille bâtisse figée et froide. Les jeunes filles s’épanouissent, leurs cheveux sont moins souvent retenus serrés sous leur bonnet, les cols des justaucorps s’évasent ; les pièces de la maison semblent plus éclairées et plus chauffées car on ouvre les volets et l’on allume du feu dans les cheminées.
Or, à la suite d’une dispute avec son maître, le disciple est bouté dehors. Mais Madeleine lui offre son savoir, son corps, son amour passionné, exclusif et violent. Marin Marais fréquente donc le château en cachette, partage la couche de Madeleine, et profite des leçons de cette dernière qui lui permet également d’aller espionner son père pour tenter de saisir des bribes des compositions secrètes du musicien.
Puis, Marais s’émancipe, papillon de plus en plus attiré par les ors et les fastes de la Cour. Son ascension sociale se fait plus prégnante : perruques bouclées, poudre et vermillon au lèvres, habits somptueux et multitudes de dentelles et de rubans, alors très à la mode parmi les courtisans… Marin Marais gagne en raffinement superficiel ce qu’il perd en véritable sensibilité musicale. Il y perd aussi de son âme : il rejette froidement et crûment Madeleine qu’il a engrossé et qui accouche d’un enfant mort-né.
La jeune femme se détache alors de la vie, tandis que sa sœur, elle, épouse le fils du luthier de son père. Toinette partie, Marais courant après les honneurs à Versailles, le château de Sainte-Colombe est rendu aux ombres et au froid, au silence et à la morosité. La vie s’y retire et tout semble s’y momifier, jusqu’au visage de Madeleine qui prend un aspect cireux et transparent. A la suite d’une dernière visite de son ancien amant à son chevet, elle met violemment fin à ses jours.
Monsieur de Sainte-Colombe reste seul parmi ses chimères, et le sentiment de leur vanité le prend à la gorge. Sa femme, la mort la lui a définitivement prise, et ses apparitions n’étaient qu’illusions. Illusion également que la croyance de pouvoir se réfugier indéfiniment dans la création musicale, car en agissant ainsi, il a faussé ses relations avec ses filles, ce qui a largement contribué au désastre présent. « Il n’y a rien, Monsieur, à toucher que du vent », lui dit l’ombre de Madame de Sainte-Colombe.
Madeleine voulait être aimée libéralement, par son père ou par Marais. La souffrance de ne pouvoir obtenir ce qu’elle souhaite si ardemment finit par la consumer. Son père, lui, est déchiré par le désir torturant de retrouver sa femme, et celui d’attendre la perfection absolue dans son art, désirs eux aussi irréalisables. Quant à Marais, s’il obtient la reconnaissance et la richesse qu’il avait toujours souhaitées, c’est à un prix qui se révèle atroce : une vie creuse et vaniteuse, dont l’horreur le lancine chaque jour plus fortement.
Des années après la mort de Madeleine, Marais revient écouter en cachette son ancien maître, afin de tenter de comprendre ce à quoi il avait renoncé lui-même en partant à la Cour.
Et un soir, Monsieur de Sainte-Colombe lui apprend… la vérité, ou du moins une parcelle de vérité. La musique n’est pas chose divine, il n’y a pas d’absolu à attendre d’elle. Elle est produite par les hommes, pour les hommes ; elle est simple, si simple, en fait, presque naturelle. Elle embellit la vie, mais ne peut ni l’améliorer, ni surtout la changer.
Cette vérité, Marais finit par la comprendre pleinement, à la fin de son récit, quant il a pu diminuer ses culpabilités longtemps retenues, et abaisser sa vanité au point de parvenir à expliquer à ses élèves la vanité de l’art pour l’art, et de l’art pour la gloire. C’est alors que lui apparaît son Maître, qui lui dit « J’éprouve de la fierté à vous avoir instruit ».
… des acteurs excellents dans de sublimes décors…
La qualité de la distribution n’est pas le moindre des attraits de ce film.
Jean-Pierre Marielle plante un Monsieur de Sainte-Colombe tout simplement magnifique. Des mois de travail consciencieux lui ont permis de jouer le personnage d’un virtuose de la viole de gambe. L’acteur porte le costume janséniste avec une élégance désinvolte qui lui est toute naturelle. Ces deux éléments en feraient déjà un personnage tout à fait crédible. La valeur ajoutée de Jean-Pierre Marielle, c’est ce talent exceptionnel qui lui permet de faire communiquer un personnage quasi-muet, par des regards d’une intensité bouleversante, par chaque subtil plissement du visage, par des gestes pondérés, retenus, mais efficaces. Bluffant.
Nous retrouvons également un Gérard Depardieu, toujours excellent, toujours dans le juste ton, même s’il n’apparaît que très peu dans l’ensemble du film. C’est à Guillaume Depardieu, qui joua là l’un des ses plus beaux rôles, à qui il appartient de porter l’intrigue. Un Guillaume tout jeune, au visage encore lisse, aux longs cheveux blonds ; un Guillaume au jeu déjà mature et subtil ; un Guillaume qui sait si bien endosser le rôle d’un personnage en souffrance…
Anne Brochet est la figure féminine du trio dramatique. A la fois frêle et violente, la jeune femme qu’elle interprète se brûle mortellement au contact des passions excessives de ceux qu’elle aime follement. On la voit suspendue au regard de son père puis aux gestes de son amant ; on la voit tour à tour froide et distante, provocante et sensuelle, puis ardente et morbide ; on la voit se transformer progressivement en un ectoplasme effrayant…
De très bons second rôles sont également à noter : Caroline Sihol en douce et insaisissable Madame de Sainte-Colombe ; Carole Richet en jolie et mutine Toinette, ravissante épicurienne sur qui la folie malsaine des autres ne semble pas avoir prise ; Michel Bouquet en peintre mystique et mutique…
Mais venons-en à présent aux décors. Pour un film à budget limité, ceux-ci sont cependant de premier ordre, et Bernard Vezat mérite un grand coup de chapeau. Les personnages évolue dans des décors tout droit sortis des tableaux de Esaias Boursse, Johannes Vermeer ou encore Cornélis de Man. Chez Monsieur de Sainte-Colombe, un mobilier sobre et solide, sans fioritures mais de bonne facture. Peu d’objets, aucun bibelots ni tapisseries : nous sommes chez un gentilhomme janséniste, et non chez un riche marchand anversois.
Il y a là un parti pris pictural prégnant, que l’on retrouve dans l’évocation des natures mortes, qui elles-mêmes renvoient à une thématique majeure dans la dialectique baroque : celui de l’ alternance inéluctable entre la vie et de la mort, binôme fondamentalement nécessaire à l’acte créateur. Le personnage de Lubin Baugin, le peintre de l’ombre, voisin et ami de Monsieur de Sainte-Colombe, semble nous présenter un fil directeur qui nous permet de décoder ce jeu dual. Chaque scène fait l’objet d’une soigneuse étude de l’éclairage, mettant ainsi en valeur, par des jeux de clair-obscur par exemple, un personnage ou un objet-clé.
On pourrait également s’étendre sur l’opposition flagrante des deux sœurs, dont l’une s’éteint tandis que l’autre s’embellit ; les habits de Madeleine prennent des teintes ternes, grises et marrons, alors que Toinette, à la chevelure flamboyante, se mue en une exquise coquette vêtu de brocard rouge…
Les aficionados de la Banque de France ne manquent pas, bien sûr, de noter l’apparition de la grande Galerie Dorée, dans laquelle Marin Marais dispense ses leçons, et qui évoque le Versailles baroque du début du XVIII° siècle.
Un mot encore sur les costumes, pour rendre hommage à Catherine Jorry ; on devine qu’il a fallu des recherches approfondies et des choix minutieux pour parvenir à un tel résultat. Les reconstitutions historiques sont tout à fait acceptables (on sourit au contraste entre la vêture plus que sobre des gentilshommes jansénistes, et celle, colorée et mordorée, des courtisans enrubannés).
Honnêtement, que serait un film avec de bons acteurs et un bon scénario, si les décors ne suivaient pas ? Il perdrait beaucoup de sa magie, de sa faculté d’immerger totalement le spectateur dans un univers donné…
… et une bande son de haute qualité.
Complice d’Alain Corneau, le violiste espagnol Jordi Savall a choisi avec soin dans le répertoire baroque les pièces essentielles du film et a exhumé pour la circonstance les rares pièces écrites par le vrai Monsieur de Sainte-Colombe, compositeur encore très peu connu au moment de l’élaboration du film.
De Marin Marais, on peut entendre une élégante Improvisation sur les Folies d’Espagne, L’Arabesque et Le Badinage, trois pièces d’un genre assez enlevé, bien au goût du XVII°siècle finissant. Dans un registre plus grave, cependant, Savall a choisi d’y juxtaposer La Rêveuse et La Sonnerie de Sainte-Geneviève du Mont-de-Paris, qui nous permettent de constater que le talent de Marais ne se limitait pas, loin de là, à un genre susceptible de plaire à la Cour.
Les morceaux écrits par Sainte-Colombe et retravaillés par Savall s’intitulent : Les Pleurs, Gavone du Tendre, Le Retour : tout un programme. Sainte-Colombe exprime son amour, son chagrin, ses doutes et ses souffrances par le biais de sa viole de gambe qui parle, pleure, rit et respire à sa place. D’une sensibilité aiguë et souvent déchirante, la musique de Sainte-Colombe trahit bel et bien une âme tourmentée, violente et ravagée par trop de sentiments ambivalents. Ces pièces sont complétées par la Leçon de Ténèbres et la Troisième leçon de François Couperin : on demeure dans un registre semblable…
Quel contraste, alors, avec la trépidante et joyeuse Marche pour la cérémonie des Turcs, composée par Jean-Baptiste Lully (à l’occasion de l’évènement en question), jouée par les musiciens dirigés par Marais/Depardieu… dans cette fameuse Galerie Dorée!
Enfin, Jordi Savall, qui non seulement y dirige et interprète la musique, a adapté pour le film trois gracieuses courtes pièces : un Prélude pour Monsieur Vauquelin, Une jeune fillette, et une Fantaisie en mi mineur.
Il serait bien inutile de s’étendre plus longuement sur la qualité et la pertinence des choix musicaux de Corneau, Quinard et Savall : l’explosion de louanges qui suivit la sortie du film est suffisamment éloquente. Le monde musical a applaudi chaleureusement, les mélomanes ont découvert ou redécouvert la musique baroque, et l’engouement a même gagné le grand public, signe indéniable de véritables et profondes qualités.
Tous les matins du monde sont sans retour. Seule la musique peut, peut-être, transcender le temps et renaître une fois, cent fois, mille fois…
Hélène Toulhoat