Rédigé par 15 h 00 min Concerts, Critiques

Osé (Destouches, Télémaque & Calypso, Les Ombres, Château de Versailles – 19 juin 2024)

Telemaque et Calypso , tragedie en musique par Monsieur Destouches, inspecteur general de l’Academie royale de musique ; représentée pour la premiere fois, par la même Academie, le jeudy quinziéme jour de novembre 1714, page de titre de l’édition parue à paris chez Ballard, la même année © Gallica / BnF

André Cardinal Destouches (1672-1749)
Télémaque et Calypso
Tragédie lyrique en 5 actes et un prologue sur un livret de Simon-Joseph Pellegrin
créée à l’Académie Royale de Musique de Paris en 1714 (version révisée de 1730)

Isabelle Druet, Calypso
Antonin Rondepierre, Télémaque
Emmanuelle de Negri, Eucharis, Antiope
David Witczak, Adraste
Hasnaa Bennani, L’Amour, Cléone, Prêtresse de Nepture, une Nymphe, une Matelote
Adrien Fournaison, Apollon, Idas
Marine Lafdal-Franc, Minerve, Grande Prêtresse de l’Amour
David Tricou, Arcas, un des Arts, un Plaisir
Colin Isoir, Le Grand Prêtre de Neptune

Les Chantres du CMBV (dir. Fabien Armengaud)
Les Ombres
Margaux Blanchard & Sylvain Sartre, direction

Grande salle des croisades du Musée de l’Histoire de France, Château de Versailles, mercredi 19 juin 2024.

Le Roi se meurt ! Ou du moins la Cour pressent-elle que la fin de règne est proche en cette année 1714, la santé de Louis XIV déclinant, comme l’éclat de son règne, les crises internes s’avérant le corollaire de conflits militaires languissants et de paix incertaines. Le Traité de Rastatt (6 mars 1714) vient mettre un terme à la longue Guerre de Succession d’Espagne et si sa rédaction, en français, marque l’affirmation de cette « Europe qui parlait français[1] », le royaume en sort exsangue, et les fastes de la Cour ternis. Tout est à se remémorer, à reconstruire, et les Muses se doivent d’être reconquissent. N’est-ce pas tout ce que sous-entend le conséquent prologue de cette œuvre dans lequel Minerve et Apollon, soutenus par les Vertus, les Muses et les Arts, glorifient l’action du Roy et accueille l’Amour et les Plaisirs. La paix se doit de réunir dieux et mortels et si Minerve, stratège des hautes pensées, livre à l’amour le jeune Télémaque, c’est autant pour conter ses aventures que pour que nous nous remémorions les exploits mythologiques de son père Ulysse.

Salle des Croisades, Château de Versailles – Source : Wikimedia Commons

La filiation, la reconnaissance de ce que l’on doit forcement à ses ascendants, c’est aussi ce que souligne André Cardinal Destouches, qui avec cette œuvre, très caractéristique de la tragédie lyrique à la française, avec son ouverture, son imposant prologue allégorique, ses cinq actes et ses nombreux divertissements et danses renoue avec le grand style de Lully, disparu un quart de siècle auparavant. Une œuvre à la fois comme un retour aux sources et une apothéose, presque un idéal-type marquant les derniers feux d’un genre qui devait profondément évoluer avec le règne de Louis XV.

La recréation de ce Télémaque & Calypso, inédit depuis 1730, avait été l’un des moments forts du dernier festival d’Ambronay à l’automne dernier, les Ombres de Margaux Blanchard et Sylvain Sartre concluant avec ce projet une résidence croisée entre le Festival d’Ambronay et le Centre de Musique Baroque de Versailles entamée en 2020. Un Télémaque & Calypso qui avant de nous être présenté a dû faire l’objet d’un important travail d’édition, la partition originale ayant nécessité décryptage et recomposition de certaines parties intermédiaires de l’oeuvre. Un vaste projet donc, auquel le choeur des Chantres du CMBV apporte sa contribution, l’ensemble s’inscrivant dans une démarche musicologique ambitieuse, le Centre de Musique Baroque de Versailles opérant un salutaire travail de recherche et de remise en lumières dans ce domaine. C’est ce soir la Grande Salle des Croisades du Château de Versailles, qui dans un style néo-gothique Louis Philippe très didactique donnant surtout envie de relire René Grousset, accueille cette reprise, elle aussi aventure méditerranéenne, périple et quête, dépassement et mise en danger, au final comme une analogie que nous n’avions pas anticipée, mais qui d’un coup, explose.

Isabelle Druet © Marc Larcher

C’est avec une distribution en tous points identique à celle d’Ambronay que Sylvain Sartre reprend la narration du périple de Télémaque. Antonin Rondepierre possède la grâce juvénile de la voix et ce soupçon de fragilité dans l’attitude le rendant parfait pour camper le jeune héros, à son tour perdu dans l’île d’Ogygie, auprès de l’ambiguë Calypso. La nymphe, c’est Isabelle Druet, mezzo à la voix pleine de tempérament, aux prises avec un Neptune à qui elle cache avoir laissé s’enfuir Ulysse, tout en cherchant à séduire le jeune Télémaque, en qui elle ne reconnaît pas le fils à la quête du père. Une distribution que sert très bien les boiseries de la grande salle des croisades , et d’où nous retiendrons les belles prestations d’Emmanuelle De Negri, aux intonations colorées et à la voix d’une belle souplesse, la belle présence tant physique que vocale de Marine Lafdal-Franc, en Minerve sachant aussi terrifiante qu’affirmée et bien sur de David Witczak, qui avec le personnage d’Adraste, roi de Thrace et éconduit par Calypso, endosse un personnage sensible passant par une large palette d’émotions.

Ne nous attardons pas outre mesure sur la distribution, qui déjà Ambronay démontrait sa capacité à se fondre dans les nuancés récitatifs de la tragédie lyrique et déployer un large spectre d’émotions vocales permettant à chaque personnage d’exister, malgré leur nombre et un livret (signé Simon-Joseph Pellegrin, rompu à cet exercice et auteur par la suite des livrets de Hippolyte & Aricie ou des Fêtes d’Hébé pour Rameau) qui se plait à multiplier les personnages secondaires. Hasnaa Bennani, annoncée souffrante juste avant l’ouverture endossera tout à fait honnêtement pas moins de cinq rôles différents (l’Amour, Cléone, la Prêtresse de Neptune, une Nymphe et une Matelote). Renvoyons également à notre compte-rendu du disque (sorti chez Château de Versailles Spectacles) pour plus de précisions sur le livret et attardons nous sur deux aspects singuliers et caractéristiques de l’œuvre.

Les Aventures de Télémaque de Fénelon, dont est largement inspiré le livret, est connu comme classique du roman d’aventures et fut un classique résistant durant tout le dix-neuvième siècle aux Dumas, Verne, Féval et quelques-uns de leurs contemporains plus ou moins oubliés de nos jours, mais fut aussi conspué ou salué comme une grande œuvre critique du pouvoir absolutiste et donc de Louis XIV. Idoménée, roi de Crète est père de Antiope/Eucharis (Emmanuelle de Negri) dans l’œuvre de Destouches, mais son personnage, développé dans le roman, est réduit dans le livret de Pellegrin au rang de simple citation, permettant à Destouches et à son librettiste de jouir de la renommée du roman, sans s’attirer les foudres du pouvoir royal. Un personnage que le roman de Fénelon avait tout de même permis de remettre dans les esprits et qui fut au centre d’une tragédie lyrique d’André Campra (Idoménée,1712, sur un livret de Danchet), et du plus tardif et plus connu Idomeneo de Mozart (1781, sur un livret de Varesco, complice habituel de ce dernier).

Emmanuelle de Negri © Clémence Demesme

Mais si Destouches prend des libertés dans son adaptation du roman de Fénelon, il a aussi et peut-être avant tout l’ambition de renouer avec le style lulliste dans ce qu’il a de plus flamboyant musicalement, multipliant danses et divertissements ponctuant le récit, dans un déploiement assez séduisant d’effets instrumentaux faisant de ce Télémaque & Calypso aussi une partition très représentative de la musique française de son époque. La vaste chaconne du troisième acte est bien sur symptomatique de cette ambition, offrant une longue respiration à un moment particulièrement dramatique du récit, réhaussée de chœurs, mais nous pourrions également citer la grande tempête orchestrale finale, qui voit se perdre Calypso engloutie par les flots, mais aussi la manière très musicale dont est traitée le dialogue des Arts et de l’Amour (Acte I, scène 2), avec une belle chaconne avant l’intervention du chœur, procédé repris un peu plus tard (Acte I, scène 6, ou encore Acte IV, scène 5). Les flûtes sensibles des Ombres viennent sous-tendre l’action, parfois en soliste (Acte II, scène 3), quand les cordes ne participent pas à la montée dramatique (Acte III, scène 1, sur un air très structuré d’Adraste), et lorsque l’action fait un détour par le surnaturel, c’est accompagné d’une véritable symphonie de percussions, d’où émergent des castagnettes (Acte III, scène 7) quasi solistes. La trompette fera même son apparition en fin d’œuvre (Acte V, scène 6) pour souligner la puissance d’un Télémaque triomphant.

Une œuvre qui nous séduit donc, une fois de plus, à la fois pour son caractère représentatif de la musique française de la fin du règne de Louis XIV et par les variations qu’elle offre du roman de Fénelon et du mythe odysséen. A découvrir, ou redécouvrir de toute urgence.

                                                                                              Pierre-Damien HOUVILLE

[1] Relire à ce propos l’essai de Marc Fumaroli Quand l’Europe parlait Français (Editions de Fallois, 2001)

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 29 juin 2024
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