“En vérité, vicomte, vous êtes insupportable.”
(Choderlos de Laclos, Les Liaisons Dangereuses, Lettre LI)

Merteuil © Caroline Dubois / HBO Max
Nous avions déjà une autre “Merteuil”, sous la forme d’une pièce de théâtre inégale. Il y a désormais une série française, promue à grand renfort de publicité. On ne saurait prendre un bus ni monter dans un métro sans apercevoir sous forme de réclame pop le nom de la Marquise. On nous dit que la relecture est vitaminée, sensuelle, sulfureuse, féministe. Qu’elle nous ouvre de nouvelles perspectives en conviant le préquel. Qu’à la manière d’un Star Wars épisode 1, l’on aura enfin la jeunesse de la Marquise – “Isabelle” de Merteuil – prélevée à la source. Mais la réalisatrice Jessica Palud, comme le scénariste Jean-Baptiste Delafon auraient dû (re)lire Les Liaisons Dangereuses. Ou bien ils auraient dû insérer un avertissement au spectateur. Paraphrasant Madame de La Fayette, l’on aurait aimé voir s’afficher en capitales l’honnêteté suivante :
“Les Réalisateur et Producteur ayant voulu, pour leur divertissement, filmer des aventures inventées à plaisir, ont jugé plus racoleur de prendre des noms connus dans nos histoires et de se servir de ceux que l’on trouve dans les grands romans, croyant bien que la réputation de Mme de Merteuil ne serait pas blessée par ce récit effectivement fabuleux. S’il n’est pas de ce sentiment, j’y supplée par cet avertissement qui sera aussi avantageux aux Réalisateur et Producteur que respectueux envers les Morts qui y sont intéressés et envers les Vivants qui pourraient y prendre part.”
Car cette mise en abîme frise la mise au tombeau. Et le Potager du Roi s’enorgueillirait d’un tel navet. Par franchise envers nos Lecteurs, nous confesserons d’une part n’avoir vu que le premier épisode (à ce jour seul disponible). Aussi un miracle pourrait survenir dans un chapitre ultérieur, sursaut qualitatif dont nous serions aussi enchantés que surpris. Il paraît qu’à compter du troisième épisode, l’on retrouve les pénates du roman. Le reste aurait-il alors servi d’inconséquent et divagant prologue, à la fois pour excuser la cruauté perverse de Mme de Merteuil (elle a tant souffert, la pauvrette innocente), renforcer la noirceur de M. de Valmont (sur lequel le roman pose un regard ambivalent du fait de son amour imprévu et entier pour Mme de Tourvel), et bousculer au passage quelques vérités : la sage et respectable Mme de Rosemonde se mue en mentor, mère maquerelle spécialisée en bassesses licencieuses (Diane Kruger au délicieux accent d’Outre-Rhin) ! D’autre part, l’assoupissement aidant face à tant de cuisses sans ailes, nous confessons avoir suivi d’un œil las et distrait une bonne partie de ce pensum, qui n’a de pop racoleuse que l’affiche.

Merteuil © HBO Max
Mais revenons au commencement. Dans la galerie François Ier du Château de Fontainebleau, où l’on notera deux beaux uniformes de gardes françaises, une sorte de bécasse provinciale en tenue de plouc avance, l’air obtus / assertif / décidé (rayer la mention inutile). Elle veut se venger de ce qu’elle a perdu. Son chat ? Sa tête ? Non, son innocence et sa virginité.
Revenons au commencement du commencement. Au commencement était la terre sombre, le ventre, l’œuvre au Noir, le tombeau : un obscur couvent. Mme de Merteuil, “Isabelle” ici de son prénom, novice façon tourte encapuchonnée, se laisse tripoter dans le premier buisson venu par le ténébreux “Lucien Beaucaillou” (Lucien Lacoste), sorte de rocker à favoris écrivant avec ses pieds et dans une calligraphie anachronique. Qu’importe, l’attention aux costumes, décors, mœurs et langue n’est pas la priorité de la production, d’ailleurs sinon pourquoi laisser autant d’espagnolettes aux portes-fenêtres ?
“Lucien Beaucaillou”. Tout un poème. Pour ferrer son disons élégamment, “poisson”, ledit Lucien fait mine d’épouser ladite Isabelle dans une chapelle de campagne (là encore pas d’époque pour un sou), ce qui lui permet de jouir immédiatement de sa nuit de noces (scène érotique faiblarde). Il s’enfuit ensuite au matin, en mâle rassasié. Reste à Isabelle la délaissée le soin de songer au not that Virgin Suicide (oh, ce sont de bien hautes falaises tout de même). Finalement, se ravisant, elle s’en va frapper chez Diane Kruger la Chasseresse, et Madame de Rosemonde, qui de respectable vieille tante dans le livre se mue en version croqueuse d’hommes, à l’accent teuton sexy (façon Frau Professor Doktor Schneider d’Indiana Jones) et qui lui apprendra les tours et détours du métier qui lui permettront de panser la blessure de cette trahison.
Evidemment, Lucien, c’était Valmont, vil, superficiel et lâche séducteur de pacotille.
Qu’ajouter à la débâcle ? C’est 1870 sans Sedan, on se retrouve atterrés plus qu’enveloppés, ne mentionnons pas même le twist de l’épisode, un mystère relatif à un pénis tordu… Soupoudrez la recette d’une caméra indigente. Ajoutez-yune musique de supermarché (par IA ?). Insérez un générique au rabais (quelques Fragonard et des lettres roses funky). On obtient de la sorte un sous-produit pas même digne du Marie-Antoinette de Coppola, mais avec le même regard adulescent, et qui malmène tant l’intrigue originelle qu’il n’en reste que les noms des protagonistes.
Au lieu de reluquer des plans à trois, à la mode depuis la cérémonie d’ouverture des J.O, et un débraillé qui s’étend autant aux chemises qu’à la réalisation, relisez un peu la lettre LXXXI, où Mme de Merteuil confie son apprentissage, relate son mariage, son veuvage, sa duplicité, son inclination pour Valmont, leur connivence ultérieure dans une langue supérieure. Il ne manque pas que les chapeaux, les perruques et les paniers à cette série. Il lui manque l’inspiration, l’audace et le talent. On connaît cette chanson : Starz avait aussi tenté un Dangerous Liaisons en 2022, filmé en République tchèque (et ça se voit) avec déjà cette même obsession d’offrir un préquel au roman. Devant l’insuccès de cette “chose”, la deuxième saison fut annulée. N’est pas Stephen Frears qui veut, même Milos Forman s’y est cassé les dents, et Jessica Palud fait naufrage. Laissons donc à Mme de Merteuil les mots de la fin, et saisissons la différence de calibre entre cette bluette éroticisante de grande consommation, et la profondeur du grandiose personnage de Laclos :
“Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour & ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, & surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues & que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; & me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; & au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.
Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; & alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, & j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, & j’eus besoin de réflexion pour montrer de l’embarras & de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur & plaisir, j’observai tout exactement, & ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir & à méditer. Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, & sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance ; j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’autorisait mon âge ; & jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je jouais avec plus d’audace.
Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner par le tourbillon du monde, & me livrai toute entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude ; & ne m’y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri du soupçon, j’en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il fallut le suivre à la ville où il revenait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; & quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, & je me promis bien d’en profiter.
Ma mère comptait que j’entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un & l’autre parti ; & tout ce que j’accordai à la décence, fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture ; mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, & je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, & de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution ; j’espérai les vaincre, & j’en méditai les moyens.
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer & le feindre. En vain m’avait-on dit, & avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres, & peut-être avec quelque succès ; mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité.
Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaître, je revins à la ville avec mes grands projets ; je ne m’attendais pas au premier obstacle que j’y rencontrai.
Cette longue solitude, cette austère retraite, avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables : ils se tenaient à l’écart, & me laissaient livrée à une foule d’ennuyeux, qui tous prétendaient à ma main. L’embarras n’était pas de les refuser ; mais plusieurs de ces refus déplaisaient à ma famille, & je passais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m’étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns & éloigner les autres, d’afficher quelques inconséquences, & d’employer à nuire à ma réputation le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n’étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire, & mesurai avec prudence les doses de mon étourderie.
Dès que j’eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas & fis honneur de mon amendement à quelques-unes de ces femmes, qui, dans l’impuissance d’avoir des prétentions à l’agrément, se rejettent sur celles du mérite & de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n’avais espéré. Ces reconnaissantes duègnes s’établirent mes apologistes ; & leur zèle aveugle pour ce qu’elles appelaient leur ouvrage, fut porté au point qu’au moindre propos qu’on se permettait sur moi, tout le parti prude criait au scandale & à l’injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renonçais à courir la même carrière qu’elles, me choisirent pour l’objet de leurs éloges, toutes les fois qu’elles voulaient prouver qu’elles ne médisaient pas de tout le monde.
Cependant ma conduite précédente avait ramené les amants ; & pour me ménager entre eux & mes fidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l’excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l’amour.
Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l’amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde ; & les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l’amant malheureux.
Vous savez combien je me décide vite : c’est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu’on puisse faire, le ton n’est jamais le même avant ou après le succès. Cette différence n’échappe point à l’observateur attentif ; & j’ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par là d’ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger.
Ces précautions & celles de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraître excessives, & ne m’ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres. J’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe qui ne soit point dévoilé : vérité que l’antiquité paraît avoir mieux connue que nous, & dont l’histoire de Samson pourrait n’être qu’un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j’ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. Eh ! de combien de nos Samsons modernes ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ? Et ceux-là, j’ai cessé de les craindre ; ce sont les seuls que je me sois permis d’humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l’art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraître volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l’idée flatteuse, & que chacun conserve d’avoir été mon seul amant, m’ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m’ont manqué, j’ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d’avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.
Ce que je vous dis là, vous me le voyez pratiquer sans cesse ; & vous doutez de ma prudence ! Hé bien ! rappelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers soins : jamais hommage ne me flatta autant ; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps. C’est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d’empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés ? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, & une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l’air d’un roman mal tissé. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets ; mais vous savez quels intérêts nous unissent, & si de nous deux c’est moi qu’on doit taxer d’imprudence.
(…).
Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins pour n’en pas retirer de fruits ; qu’après m’être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l’imprudence & la timidité ; que surtout je puisse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, vicomte, jamais. Il faut vaincre ou périr. (…)”
Merteuil d’Hachebéot a péri, et les acteurs principaux ont presque eu la candeur de le reconnaître dans leur entretien au magazine Première.
“Anamaria Vartolomei [Madame de Merteuil] : (…) J’avais forcément en tête l’incarnation magistrale de Glenn Close. C’était même un peu intimidant, parce qu’elle est tellement parfaite que c’est compliqué de se comparer à une telle performance. (..)
Vincent Lacoste [Monsieur de Valmont] : (…) moi j’avais très peur de ça pour le coup. Que la série fasse penser aux Inconnus ! C’est quand même le risque de ce genre de production. Avec de tels dialogues, ce n’est pas évident, on flirte avec la caricature et si on est à côté de la plaque, on bascule vite dans Les Inconnus.”
Isabelle a les yeux bleus.
Viet-Linh Nguyen
Étiquettes : Choderlos de Laclos, HBO, Lacoste Vincent, série, Vartolomei Anamaria Dernière modification: 8 décembre 2025
