Rédigé par 21 h 44 min Concerts, Critiques

L’être élu néant ! (Molière, Les Fâcheux, Les Malins Plaisirs, Tavernier, Cuiller – Radio France, 26 octobre 2022)

“O qu’il en est de genres et de sectes,
De ces fâcheux pires que des insectes,
O qu’il en est dans les murs de Paris
Sans excepter Messieurs les beaux esprits.
O qu’il en est à la cour comme ailleurs
Sans excepter princes ni grands seigneurs,
O qu’il en est, plus que l’on ne pense,
Dans notre noble et florissante France !”

© Morgane Vie, libre de droits

Ces quelques vers ne sont pas tirés des Fâcheux de Molière mais sont attribuables à son non moins illustre contemporain Paul Scarron, plus précisément dans son Epitre chagrine à Mgr le Maréchal d’Albret (1659), paru deux ans seulement avant la pièce dont il est présentement question. César d’Albret (1614-1676) moins connu des champs de batailles que des alcôves de cour, fréquenta beaucoup, Ninon de Lenclos notamment, et Françoise d’Aubigné, pas encore veuve de Scarron, pas encore Madame de Maintenon. D’où ces vers, a priori sans visées, de Scarron, soulignant que le genre des fâcheux pullulait bien à la cour de Louis XIV dans les années 1660.

Une engeance donc que ces fâcheux et pour ceux qui ne connaîtraient pas encore la pièce de Molière, qu’ils se réjouissent d’avoir à découvrir l’une de ces œuvres les plus enlevées, les plus pertinentes, les plus drôles et les plus actuelles, dont on s’étonnera juste qu’elle ne figure pas plus souvent aux programmes littéraires, son auteur jouissant pourtant d’un quasi-monopole sur l’enseignement littéraire du XVIIème français, reléguant autres talentueux rhéteurs dans un injuste oubli.

© Morgane Vie, libre de droits

Les personnes importunes sont ordinairement celles qui ont beaucoup d’amour pour elles-mêmes, et peu de considération pour les autres ; ou bien qui ont naturellement l’esprit stupide. De ces deux défauts, ou de l’un des deux vient le vice de l’importunité”.
(Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, 1671.)

Quel plaisir que la recréation de cette pièce, qui plus est dans sa version d’origine, soit avec ses parties musicales, faisant des Fâcheux à sa création la première comédie-ballet de l’histoire, initiant une forme dont l’essor devait donner quelques autres réussites, au rang desquelles Le Médecin malgré lui (1666) ou Le Bourgeois Gentilhomme (1670). Alliance d’un texte théâtral, introduit, souligné, accompagné et lié entre scènes et actes par une partition originale, cette forme contribua au succès de Molière qui s’associa aux meilleurs compositeurs de la cour, Pierre Beauchamp présentement (mais aussi Lully pour une courante affirmée et enjouée, nous y reviendrons), et par la suite Marc-Antoine Charpentier (à partir de La Comtesse d’Escarbagnas, 1672), compositeur poursuivant la mise en musique des œuvres de Molière pour de nombreuses reprises de pièces après le décès de leur auteur.

© Morgane Vie, libre de droits

Après une création estivale dans la cour du château de Grignan sous la houlette de la metteur en scène Julia de Gasquet et du chorégraphe Pierre-François Dollé, que nous n’avons pu voir malgré quelques accointances entre les membres de cette rédaction et le département de la Drôme, c’est au tour de la Compagnie des Malins Plaisirs de Vincent Tavernier de la monter, associée pour l’occasion à l’ensemble Le Caravansérail, pour une captation par France Musique destinée à une diffusion à l’antenne le 13 décembre prochain. Habitués des œuvres de Molière, dont ils comptent une dizaine de pièces à leur répertoire, les membres des Malins Plaisirs n’ont aucune peine à rendre audible et sensible toute la vitalité du texte de Molière, mais aussi sa singularité, ce qu’il comporte d’inflexions humoristiques bien sûr, mais aussi sarcastiques, mû par une musicalité propre. Une appétence pour le texte couplée à une diction contemporaine et parfaite qui devrait se ressentir à l’antenne, et qui en salle fut déjà une réussite, emportant le public dans les tourments d’Oraste, jeune amoureux transi en proie à une cohorte successive de pas moins d’une dizaine de fâcheux et fâcheuses l’empêchant de retrouver Orphise, objet de ses passions.

Les Fâcheux fut crée pour les grandes fêtes données en son château de Vaux-le-Vicomte par Nicolas Fouquet les 12 et 17 août 1661. Fêtes qui marquèrent à la fois l’acmé de sa puissance et le début de la disgrâce du Surintendant, d’Artagnan venant cogner à la porte de sa chaise à porteurs le 5 septembre à Nantes, à peine plus de quinze jours après la fin des festivités. A trop vouloir briller, on termine à l’ombre diront les plus plaisantins.

Bertrand Cuiller © Morgane Vie, libre de droits

Le contexte festif et léger de la création de la pièce se ressent indéniablement dans la partition d’accompagnement, relativement réduite et où chaque moment musical doit servir le texte, le présenter ou en souligner les accents. Nous ne sommes pas ici dans une volonté de créer une suite de pièces concertantes complexes, mais bien de seconder un spectacle et d’en agrémenter les atours. D’autant que cette idée d’accompagner la pièce d’une musique d’accompagnement originale marque une première, expliquant également la durée relativement limitée des parties instrumentales jouées, les partitions suivantes ayant vocation à s’étoffer. Pierre Beauchamp qui signe la musique n’est pas passé à la postérité comme compositeur, mais plutôt comme chorégraphe (il fut notamment le codificateur des cinq positions classiques d’entrée de pas), fonction pour laquelle il collabora à de nombreuses reprises avec Jean-Baptiste Lully et Marc-Antoine Charpentier.  D’où une composition un peu hybride dont Beauchamp signe une ouverture de premier ballet, rythmée et enjouée, laissant la part belle aux violons, flûtes et bassons, relayant une solennité d’apparat un peu classique mais plaisante. L’opération se renouvellera, chacun des trois actes étant conclu par une musique de ballet, somme toute assez conventionnelle du fait de la rapidité de montage du projet, une quinzaine de jours d’après la propre préface de Molière à sa pièce. Outre ces ballets de fins d’actes, l’orchestre vient également souligner les entrées de scènes, l’occasion de très courtes pièces durant lesquelles Beauchamp introduit quelques passages solistes dédiés aux différents instruments.

© Morgane Vie, libre de droits

Affirmer que les parties musicales ont un lien ténu avec le texte et l’atmosphère générale de la scène serait assurément une exagération, la musique de cette première comédie-ballet restant principalement illustrative, liant les scènes et les actes par une musique de ballet plaisante et divertissante sans véritable fonction narrative. Nous noterons toutefois que celle-ci est à des rares occasions intégrées à l’action (à la fin de la scène entre Oraste et Lysandre), juste avant que ne soit intégrée à l’action une jolie courante attribuée, presque sans réserve, à Jean-Baptiste Lully (fin de l’acte I). Une musique qui viendra également en toute fin de pièce servir une légère contraction temporelle avant les retrouvailles des deux amants. Voilà une partition modeste mais agréable dans laquelle se trouvent déjà les germes d’utilisations plus riches et complexes à venir dans les collaborations ultérieures entre Molière, Beauchamp, Lully et Charpentier.

© Morgane Vie, libre de droits

Car au-delà de l’écriture de la pièce et de la composition de la musique, les fastueuses fééries de Vaux-le-Vicomte voient défiler autour de la création de la pièce d’autres noms illustres aux cachets pouvant justifier une ultérieure lettre…de cachet. Soit Paul Pellisson (1624-1693), homme de lettre alors secrétaire de Fouquet, qui rédige le prologue de la pièce, avant de suivre Fouquet dans sa disgrâce et de connaître quatre ans d’enfermement, puis, par quelques retournements de situation, de devenir historiographe de Louis XIV avant d’être remplacé dans ces fonctions par Racine et Boileau. Nous pourrions également relever que les décors furent conçus par le fameux Giacomo Torelli (1608-1678), architecte de formation ayant acquis une prestigieuse réputation dans les machines théâtrales et convoqué à la Cour par Mazarin lui-même quelques années auparavant. Si vous ajoutez que les menus furent composés par Vatel (le vrai, pas le Depardieu peroxydé du film de Rolland Joffé), vous obtenez un plateau très…crème chantilly,… dessert qui fit d’ailleurs sensation lors de cette même fête, au point de faire croire, sans doute abusivement qu’elle y fut créé.

Israël Sylvestre, Vue des petites cascades des jardins du Château de Vaux-le-Vicomte – Source : Rijksmuseum CC0

Succès immédiat auprès du Roi, que Molière flatta surement en se laissant suggérer le fâcheux chasseur, très probablement inspiré par les récits fort en contradiction d’avec la phonétique du nom de Charles Maximilien de Soyécourt (1619-1679), noble du Santerre et courtisan raseur, la pièce fut reprise à la fin de l’année 1661 (au Palais-Royal), puis en 1672 sur une partition depuis perdue de Marc-Antoine Charpentier. Notons également une partition de Georges Auric en 1925 pour les Ballets Russes.

Subtil et faisant mouche à chaque tirade, Les Fâcheux sont, dans cette recréation en musique, non seulement un texte délicieux, mais un témoignage précieux de l’art du spectacle de Cour, pour lequel Molière conjugue à merveille une plume déliée et ce fondement d’Héraclite : Il ne dit ni ne cache, il fait allusion.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 31 octobre 2022
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